Mon étoile jaune (2)

Dossier n°

Mon étoile jaune (2)

 Suite de l’évocation des souvenirs de Bernard Gurovici, dit Dov Gury, fuyant les rafles à Paris puis l’invasion de la zone dite « libre » pour enfin trouver refuge en Suisse…

 

– « Cela faisait près d’un an qu’on n’avait pas vu Papa.
La guerre faisait rage. Sur le front russe, c’est la bataille de Stalingrad. En Libye et en Égypte, l’armée anglaise remporte sur les panzers de Rommel la victoire d’El-Alamein. Les États-Unis ont rejoint le combat contre les nazis et les Japonais.
En octobre 1942, les Américains débarquent en Afrique du Nord. L’armée française de Vichy s’oppose aux alliés et aux troupes françaises libres. 1500 soldats français et 500 Américains payeront de leur vie cette guerre fratricide.
La réaction allemande est immédiate. Pour empêcher un éventuel débarquement dans le sud de la France, l’armée allemande envahit toute la zone libre et, de ce fait, c’est la fin de la ligne de démarcation.
Il devenait dangereux de rester sur place.
La zone d’occupation italienne couvrait la Côte d’Azur et la région des Alpes. C’est la région qu’avait reçue en prime l’Italie, après s’être jointe à la guerre en juin 1940, une fois le sort de la France connu… Nous savions qu’en zone italienne, la situation des juifs était la meilleure.

Notre objectif était donc de rejoindre les Italiens à Grenoble.
Papa s’y rend le premier, pour y préparer notre venue. Tante Fanny, elle, décide de rester à Grenade.
Grenoble, ville montagneuse des Alpes, près de la frontière suisse, nous change de la campagne à Grenade. Nous reprenons le chemin du lycée et retrouvons avec plaisir une troupe d’É.I. Pour subsister, papa reprend son commerce de vélos : acheter de vieux vélos d’occasion, leur trouver les pièces manquantes et les monter, puis les modifier pour monter des pneus un peu moins usés, et enfin, les repeindre et finir par trouver un acheteur pour l’œuvre une fois terminée.
D’où mon père avait-il trouvé le savoir-faire pour exercer ce métier et essayer d’en vivre ? Rien ne l’y avait préparé. Seul l’instinct de lutte et de survie… »

Photos de la famille Gurovici (arch. fam. Dov Gury) DR.

 

– « Au cours d’une activité É.I. {Eclaireurs Israélites de France}, sous le plus grand secret, on nous annonce qu’il y a une possibilité de passer en Suisse. « Est-ce que vos parents seraient d’accord ? », nous demande-t-on.
C’était parfaitement dans la manière de penser des parents : sauver les enfants sans tenir le compte de leur propre sort.

 

Les Éclaireurs Israélites de France faisaient partie intégrante du mouvement de la Résistance juive. Ils étaient le dernier maillon de la chaîne de sauvetage des enfants juifs, qui partait de Hollande et se prolongeait jusqu’à la frontière suisse.
À cette époque, la Suisse acceptait les enfants au-dessous de 16 ans passés clandestinement à la frontière. Ceux qui étaient plus âgés étaient refoulés et remis aux mains des Allemands.
C’est par les É.I. qu’étaient formés les groupes. La Résistance juive fournissait l’argent destiné aux passeurs et à la personne chargée d’accompagner chaque groupe d’enfants.

De nouveau, nous sommes en route pour nous séparer. Les parents font des préparatifs pour quitter Grenoble et se réfugier plus haut dans la montagne. Aller nous accompagner à la gare est dangereux.
Lourde est l’atmosphère quand nous nous séparons à la maison. Nous nous rendons seuls à la gare pour y rencontrer notre groupe et celle qui va nous accompagner. Nous découvrons qu’une partie du groupe sont des É. I. que nous connaissons.
Le train régional nous conduit à la station de Monnetier-Mornex. C’est un lieu de passage qui sert beaucoup pour le passage en Suisse.

Notre groupe est composé de 12 enfants, de dix à quinze ans. Nous sommes habillés ‘‘à la Scout’’, en uniforme. L’explication de notre présence en ces lieux surveillés de la zone frontalière, en cas de contrôle, est que pour les fêtes de Noël, nous faisons un ‘‘camp volant’’.
Nous sommes le 24 décembre 1942.
Cette fois, nous sommes trois – trois cousins : Zitta, Gisèle et moi. Gisèle Khine, appelée Gisou, est avec nous. C’est avec sa famille que j’étais en vacances le jour de la déclaration de la guerre, en 1939. Nous avons la consigne de présenter Gisou comme une cousine dans le cadre de la recommandation d’usage : « Restez toujours ensemble et ne vous séparez pas ! ».
Notre convoyeuse nous amène sans problème à la gare, où elle doit nous confier au passeur. Le passeur est au rendez-vous. Notre convoyeuse lui remet la somme d’argent convenue, lui confie le groupe et reprend le chemin du retour. Il commence à faire nuit.
Le passeur nous donne ses instructions : « Je vais devant vous, vous me suivez en gardant une distance de cent mètres entre nous. Si nous sommes arrêtés par un contrôle, vous ne me connaissez pas et je ne vous connais pas non plus ! ».
Le passeur s’éloigne, son vélo a la main. Nous commençons à le suivre en gardant la distance. C’est difficile à réaliser dans l’obscurité.
Deux gendarmes nous croisent et nous interpellent : « Les enfants : qu’est-ce que vous faites là ? ».
Suivant les instructions que nous avons reçues, un d’entre nous leur explique que nous sommes un groupe de scouts en ‘‘camp volant’’.
C’est la veille de Noël. Nous sommes très bien déguisés : insignes, rubans, sacs à dos et bâtons. Notre explication les satisfait quant à la raison de nous trouver si près de la frontière et n’attire pas leur soupçons. Les gendarmes nous saluent, puis s’éloignent, suivant la coutume voulant qu’un gendarme salue toujours un scout en uniforme.
C’est alors que nous découvrons que le passeur a disparu… »

 

Photo actuelle de Monnestier-Monnier (DR).

 

– « Le temps passe, et personne ne vient ! Nous commençons à réaliser que le passeur, qui a déjà reçu son argent, ne reviendra pas. Nous ne savons que faire, comment continuer. Les plus petits d’entre nous se mettent à pleurer.
On prend alors une décision commune : continuer seuls.
Nos avons déjà quitté la gare, avec ses lumières, maintenant, tout est noir. Nous nous arrêtons sur le bord de la route, ne sachant dans quelle direction nous diriger. Nous savons vaguement que la Suisse se trouve vers l’est et qu’il est plus prudent de quitter la route, où l’on peut rencontrer d’autres gendarmes. Mais voilà : où est l’est ? Où est le nord ?…
Le fait que nous ayons un entraînement scout nous vient en aide. Nous avions participé à Paris à des jeux de nuit. J’ai appris à m’orienter en reconnaissant les étoiles, est la nuit est claire, sans nuages. Comme on me l’a appris, je trouve facilement la Grande Ourse : « Cinq longueurs dans l’axe arrière du Chariot se trouve l’Étoile Polaire« .
L’étoile du Nord est là, toute seule, pas très brillante, mais bien visible.
Nous marchons vers l’est, en faisant bien attention à ‘‘tenir’’ le nord à main gauche – exactement comme je l’ai appris aux É. I. Je suis reconnaissant aux moniteurs scouts qui ont enseigné au gamin parisien que j’étais la connaissance de la nuit et la survie.
Nous marchons ainsi toute la nuit à travers champs ; nous traversons des clôtures de vignes, des ruisseaux, des collines…

 

Au matin, nous arrivons dans un village. Dans l’obscurité, nous stoppons à l’entrée du village ; la pancarte, en français, ne nous révèle pas où nous nous trouvons : « Sommes-nous déjà en Suisse, ou encore en France ? ».
Dans une ferme, nous distinguons une lumière : c’est une étable, où un homme vient traire les vaches au petit matin. Il s’effraye de notre apparition ! Nous lui déclamons notre histoire de ‘‘camp volant’’ : « Nous sommes un peu perdus. Vers où mène cette route ? » Réponse : « Ca, c’est la route de Genève ! ».
Nous réalisons que nous sommes en Suisse. « Comment va-t-on à Genève ?
 Au bout de rue, vous avez le car pour Genève ; le premier est à cinq heures ».
Chacun de nous possède, cousu dans le fond sa poche, un billet de vingt francs suisses, conformément aux directives de l’organisation. Nous décousons nos poches pour récupérer l’argent et nous groupons à la station du car. Un homme en civil nous interpelle :
« Qu’est ce que vous faites ici à cette heure ? ». Nous resservons notre couplet : « Nous sommes des scouts
– Vos papiers !
– De quel droit voulez-vous voir nos papiers ? ».
Notre arrogance, notre ‘‘Houtzpah’’ est alimentée par le fait que nous savons maintenant que nous sommes en Suisse, et nous croyons en toute sécurité.
L’homme en civil nous montre une carte de police suisse. Maintenant c’est certain, nous sommes sauvés !
« Nous sommes des enfants juifs, persécutes pour cette raison par les Allemands. Nous demandons l’asile en Suisse ! ».
C’est à peu près la phrase que nous avons eu la consigne de dire au moment où nous serons arrêtés par les Suisses.
Le policier nous demande de le suivre au poste de police. Au poste, on nous dit que nous sommes en état d’arrestation et que notre sort dépend des instructions qu’ils vont recevoir.

À la fin de la journée, on nous informe que nous sommes acceptés sur le territoire suisse sous le statut de réfugiés…
Nous avions été acceptés en Suisse en fonction de notre âge : Zitta avait quinze ans, et moi douze. Plus tard, Maman et Tante Clara ont été, elles aussi, acceptées en Suisse en qualité de mères d’enfants de moins de 16 ans. »

 

NB : A la libération, la famille pourra mettre fin à sa dispersion : père, mère et fils se retrouveront à Paris où leur appartement de la rue de Dunkerque ne leur sera pas restitué, appartement vendu comme bien juif saisi !

Montage photos : Dov Gury (DR).