Le Figaro – Article écrit par Jeanne Durieux
Le maire de Vendôme avait annoncé «ne pas accueillir la cérémonie de remise de la médaille des Justes» à un couple qui avait sauvé 3 enfants juifs pendant la Guerre, sous prétexte du contexte géopolitique israélo-palestinien. Face au tollé, la cérémonie s’est finalement tenue ce lundi.
«J’ai passé des années à tenter de refaire la recette des patates à la crème du Jean et de la Jeanne qu’on mangeait à Vendôme pendant la guerre. Mais sans succès ! Je n’ai jamais pu retrouver le goût de leur cuisine.» Sous les arcades de la salle de spectacle de Vendôme jaillit, aussi discret que soudain, le sourire d’Arlette Testyler.
Derrière la nonagénaire, qui s’agrippe fermement au pupitre pour lire son discours devant quelque 300 personnes, une photo en noir et blanc s’étale sur l’écran. Entourée d’une myriade d’enfants, une petite fille d’une dizaine d’années aux cheveux en bataille fixe farouchement l’objectif. À ses côtés, une femme et un homme, la vingtaine, dont le rire illumine la photographie. Cette petite fille brune à l’air opiniâtre, c’est Arlette, en 1943. Et le couple qui sourit en fixant l’objectif, ce sont eux, « le Jean et la Jeanne », qui ont sauvé la vie de la petite fille juive qu’elle était en la cachant des Allemands.
La ville de Vendôme accueillait ce lundi 16 juin une cérémonie d’hommage pour leur remettre, à titre posthume, la très prestigieuse décoration de Juste parmi les nations, décernée aux non-Juifs qui ont mis leur vie en danger pour sauver des Juifs. Cette cérémonie a pourtant failli ne jamais voir le jour.
En mars dernier, directeur de cabinet de la ville, Jean-Philippe Boutaric annonçait « la décision prise collégialement par les élus de la ville de ne pas accueillir la cérémonie de remise de la médaille des Justes ». La raison ? « la proximité des élections locales, qui risque de limiter la pleine mobilisation »… Et « le contexte géopolitique actuel, marqué par le conflit opposant l’État d’Israël et le Hamas, qui suscite des sensibilités particulières au sein de nos différentes communautés ».
Face au tollé généré par cette annonce, la mairie avait rétropédalé pour finalement organiser la cérémonie ce 16 juin. «Cette décision, c’était vraiment du grand n’importe quoi, cela ramène à des comportements du passé qu’on pensait ne plus jamais revoir», s’était insurgée Arlette Testyler.
«L’enfer de Dante»
L’histoire commence, non pas à Vendôme, mais à Paris, voici 83 ans. En 1942, Arlette et Madeleine ont 9 et 10 ans, et une étoile jaune grossièrement cousue sur leur poitrine. Elles habitent avec leur mère dans un appartement cossu rue du Temple, dans le 3e arrondissement de Paris – leur père, lui, a déjà été raflé. Le 16 juin 1942, une myriade de policiers débarque chez les Testyler. Malka, la mère, « leur envoie des bibelots à la tête, entre dans une rage folle », raconte Arlette, jointe par le Figaro avant la cérémonie d’hommage. Rien n’y fait, les trois occupantes sont traînées hors de l’appartement.
C’est le matin de la rafle du Vel d’Hiv, plus grande arrestation massive de Juifs réalisée en France pendant la Seconde guerre mondiale. Avec les Testyler, plus de 13.000 personnes sont arrêtées avant d’être détenues au Vélodrome d’Hiver dans des conditions inhumaines. « C’était l’enfer de Dante. Je me souviens de l’odeur, insoutenable, du sang, partout », illustre Arlette.
Elle, sa sœur et sa mère restent enfermées trois jours avant d’être transférées via un wagon à bestiaux vers le camp de Beaune-la-Rolande (Loiret) en vue d’être déportées en Pologne. Mais les trois parviennent à s’enfuir avant d’embarquer pour Auschwitz ; elles reviennent à Paris, constatent avec désespoir que leur appartement a été mis sous scellés. Il faut fuir, d’urgence, et Malka trouve par l’intermède d’une amie l’existence d’un réseau de familles qui cachent des enfants juifs. En 1943, Arlette et Madeleine atterrissent chez Jean et Jeanne Philippeau, à Vendôme. Le jeune couple, sans les connaître, leur ouvre sa porte et les garde à l’abri de la fureur nazie pendant deux ans.
Malka, elle, se cache dans une maison voisine et se fera passer pour une réfugiée Alsacienne. Depuis, Arlette Testyler a coutume de dire qu’elle est née deux fois : une fois à Paris, en 1933. Et une fois en Vendôme, en 1942, auprès « du Jean et de la Jeanne », comme la nonagénaire les surnomme encore aujourd’hui.
«Un cœur énorme»
Et 80 ans plus tard, les souvenirs sont aussi vifs qu’empreints de douceur. « Le Jean, il était tout miel », raconte ainsi Arlette. « Il travaillait dans une fabrique de sabots de bois à Vendôme. On lui sautait dans les bras quand il rentrait du travail. C’est lui qui m’a appris à jardiner, qui m’a dit que les carottes poussaient dans le jardin et pas dans l’épicerie ». Et la Jeanne ? « Elle était brute de décoffrage, mais elle avait un cœur… Énorme », s’anime-t-elle. Sa voix, nouée par l’émotion, s’étrangle un instant. Avant de reprendre, sur un ton plus guilleret : « C’est sûr qu’elle avait la main leste – mais jamais avec nous. Par contre, elle jurait comme une charretière. Je connais des chapelets de jurons grâce à elle. On lui jouait tout le temps des tours, on était intenable avec elle ».
Pendant deux ans, les Testyler vivent une vie heureuse, et cachée. Arlette va à l’église tous les dimanches – « je pourrai vous réciter l’intégralité du rite en latin », s’égaye-t-elle aujourd’hui –, au patronage, « comme les autres », joue dans les rues avec l’insouciance d’une enfant de dix ans, « comme les autres aussi », à deux pas d’une maison close qui accueille les soldats allemands.
70 ans de procédure
En 1945, les cloches carillonnent pour annoncer la fin de la guerre. Les Testyler reviennent à Paris, se mettent en quête d’un appartement. Malka écume les rues de Paris et les couloirs de l’hôtel Lutetia pour retrouver la trace de son mari. Avant d’apprendre, quelques mois plus tard, qu’il est mort assassiné à Auschwitz. Dévastée, Malka se laisse mourir de chagrin. En janvier 1946, Arlette et Madeleine 12 et 13 ans, sont orphelines. Toute leur famille a été assassinée dans les camps. Elles deviennent pupilles de la nation.
Les années filent, Arlette et Madeleine ne reviennent pas à Vendôme. Elles ne reverront jamais les Philippeau. Mais dès la création de la médaille de « Justes parmi les
Nations » en 1953 par la Knesset, les deux sœurs n’hésitent pas un instant à remplir « des tas et des tas de papiers » pour honorer la mémoire de ce couple de sabotiers vendômois qui a risqué sa vie pour sauver trois enfants juifs. Le dossier s’enlise pendant des années ; la faute à l’intransigeance des conditions d’attribution de la distinction. Sont reconnus Justes ceux qui n’ont reçu aucune rétribution pour leur action morale ; or, Malka cousait des pantalons aux Philippeau, « qui étaient pauvres comme Job » pour les remercier de leurs bienfaits, ce qui a bloqué leur dossier, pointe Arlette .
«La reconnaissance de la France que j’aime»
Près de 70 ans après qu’Arlette et Madeleine ont entamé les procédures, la décision est tombée en 2022 : les Philippeau sont éligibles à cette distinction. Arlette ne s’y attendait plus. « C’était l’aboutissement d’années de lutte, à l’approche de la fin de ma vie. C’était aussi un sentiment d’apaisement, la reconnaissance de la France que j’aime, celle de petites gens qui n’était pas celle du maréchal Pétain », poursuit-elle auprès du Figaro.
La nonagénaire a donc manqué tomber de sa chaise quand la mairie dirigée par le maire UDI Laurent Brillard a annoncé que la cérémonie, initialement prévue en mai, était reportée. Par crainte, entre autres, des « sensibilités particulières au sein de nos différentes communautés» maghrébines vendômoises, à l’heure où Israël et le Hamas mènent une guerre sanglante à Gaza. Révélée par le journal Le Point, la controverse a pris de l’ampleur. L’ancien maire de Vendôme, Pascal Brindeau, s’offusque auprès du Figaro d’un argumentaire d’une « pauvreté intellectuelle absolue pour justifier une telle décision ». « Il n’y a aucun problème avec ces communautés en question. Ça a créé un malaise dans la ville, qui a souffert d’une image négative et dégradée à cause de cette décision», insiste l’ancien édile.
«Qui sauve une vie sauve toute l’humanité»
Arlette, qui arpente les couloirs des écoles de France depuis des années pour raconter la Shoah, fut outrée. Celle qui est maintenant présidente de l’union des déportés d’Auschwitz a remué ciel et terre pour contester cette décision. « Ce refus de médaille est une affaire franco-française. J’ai été arrêtée en tant que Française, failli être déportée comme Française, sauvée par des Français. Quel rapport avec le conflit
actuel ? », fustige-t-elle. La sous-préfecture a proposé d’accueillir la cérémonie. Arlette a refusé tout net. « J’ai été cachée à Vendôme. C’est à Vendôme qu’ils doivent être honorés », a-t-elle martelé. La mairie a finalement rétropédalé. Et l’hommage s’est tenu en grande pompe à Vendôme ce 16 juin, en présence de la ministre Aurore Bergé qui a affirmé qu’«honorer les Justes est un acte de vigilance» face à «un antisémitisme qui ne se cache plus». La ministre a également pointé la responsabilité de « l’extrême gauche » qui porte « une responsabilité historique dans l’explosion de cette haine antijuifs ».
Arlette, au premier rang, a souri devant les lycéens vendômois qui interprétaient Nuit et Brouillard de Jean Ferrat. A beaucoup pleuré aussi, en revoyant les descendants du couple Philippeau, qui n’avaient jamais eu conscience de ce que leurs parents avaient accompli pendant la guerre. Sans lâcher cependant un regard à l’égard du maire de Vendôme lors de son discours. « Lui, je lui garde un chien de ma chienne », avait-elle lâché un jour avant la cérémonie. « Si mon père, qui a été déporté et assassiné à Auschwitz, avait appris que je serrai la main à un poltron, il se retournerait dans sa tombe ».
Arlette a tenu à brandir devant le parterre d’élus locaux son bracelet en or, d’où pendaient six médailles représentant ses six arrière-petits-enfants. « En me sauvant moi, les Philippeau ont sauvé tant d’existences à venir », a-t-elle rappelé, la gorge serrée. Avant de marteler, le poing brandi, la célèbre citation du Talmud inscrite au dos de la médaille des Justes parmi les nations : « Qui sauve un enfant sauve l’humanité toute entière ».