Les Justes de France
Le dense petit livre de Sarah Gensburger, tiré d’une thèse en sociologie soutenue à l’EHESS, interroge la catégorie des Justes de France comme résultat de « politiques publiques de la mémoire ». Dans des analyses fines et souvent techniques, elle montre comment la nationalisation (c’est-à-dire le processus qui a vu l’État français reconnaître et célébrer les récipiendaires français d’un titre étranger), certes tardive a été le résultat d’un jeu compliqué entre représentants de l’État (Jacques Chirac a joué un rôle moteur), quelques députés et quelques Juifs ayant survécu grâce à l’action de Justes. Ces derniers ont joué un rôle de passeurs entre Israël et la France : franco-israélien, actifs dans les cercles communautaires en France et dans les milieux francophones en Israël, ils ont tenté ce qu’on pourrait presque nommer une diplomatie culturelle parallèle, afin de rapprocher les deux pays : montrer les Justes de France en Israël, c’était apporter au public israélien une vision positive de la France – alors que les relations diplomatiques sont soumises à des aléas constants –, voir se multiplier les titres de Justes en France, c’était donner une vision plus positive d’Israël pour un public français. Symbole de cela, la création d’un Comité français pour Yad Vashem, antenne parisienne de l’institution autorisée à recevoir les dossiers de candidature pour titre de Juste. Ces passeurs franco-israéliens, accompagnés des membres du Comité, ont construit une « offre de mémoire » qui a été reprise par les élus, dans un contexte international favorable. L’émergence du statut de la victime, la fin de la prééminence d’une commémoration militaire de la guerre et de la Résistance, ont influé sur l’évolution des normes qui déterminent les catégories mémorielles : ce n’est plus le héros qui est mis en avant, le résistant, mais bien le simple civil qui a survécu, le survivant à la Shoah étant le plus symbolique. Le civil compassionnel, celui qui a aidé à sauver une vie dans un contexte non-militaire, est devenu le véritable porteur de l’attention mémorielle.
Sarah Gensburger montre finement comment, de balbutiante, cette mémoire des Justes, dont les fondements peuvent se dessiner d’ailleurs juste après la guerre, est montée en puissance à partir des années 1980, comme une réponse aux obsessions de la Shoah dans la société française. En bref, une offre mémorielle a été proposée à travers quelques passeurs, dont la position marginale dans la communauté juive est soulignée par l’auteur, et l’écho favorable reçu a amené les pouvoirs publics à se saisir de cette demande. Il est vrai que l’État français, la République française, était de plus en plus mise en accusation et que le tournant du discours de Jacques Chirac au Vel’ d’Hiv en juillet 1995 – avec la reconnaissance de la responsabilité de la France dans la Shoah – a nécessité un contrepoids. L’État français est allé jusqu’à prévoir la création d’un titre de Juste purement français, un diplôme national qui répéterait ou ferait pendant au diplôme israélien. Gensburger est très convaincante dans l’analyse de l’émergence de ces « politiques publiques », grâce à l’identification des nombreux acteurs. Le titre français ne fut jamais créé mais l’État, sous l’impulsion première de Jacques Chirac, commença à célébrer les Justes de France. L’apogée fut la cérémonie au Panthéon, où les Justes de France furent accueillis collectivement et symboliquement, le 18 janvier 2007. Une exposition fut organisée dans le Panthéon pour permettre aux Parisiens de constater par eux-mêmes cette réalisation mémorielle. Une plaque a pérennisé cela.
« Les demandes adressées à l’État en matière de mémoire ne traduisent pas forcément une atomisation « communautaire », un éclatement « identitaire » et une mobilisation d’acteurs « concurrents » », observe la jeune sociologue : « Elles peuvent être au contraire l’expression, de la part d’acteurs sociaux jusqu’ici restés silencieux dans l’arène publique, d’une identification certes partielle et polysémique, aux institutions qui structurent dans la durée la politique de la mémoire de l’État » (p. 116-117). Elle montre aussi comment les Justes de France en sont venus à représenter, dans les discours publics, l’ensemble de la population française, contrebalançant le rôle de l’État et de l’administration française dans la perpétration du génocide.
Jean-Marc Dreyfus
source: http://alsace.france3.fr/2013/01/28/les-justes-parmi-les-nations-au-lycee-ort-de-strasbourg-189267.html du 25/01/2103
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Lien externe: http://www.yadvashem-france.org/la-vie-du-comite/actualites/actualites-de-paris/juste-france/