Aharon Appelfeld essaie toujours
« La chambre de Mariana », Ed. de l’Olivier.
Présentation de l’Editeur :
– « Avant de fuir le ghetto et la déportation, la mère d’Hugo l’a confié à une femme, Mariana, qui travaille dans une maison close. Elle le cache dans un réduit glacial d’où il ne doit sortir sous aucun prétexte. Toute son existence est suspendue aux bruits qui l’entourent et aux scènes qu’il devine à travers la cloison. Hugo a peur, et parfois une sorte de plaisir étrange accompagne sa peur. Dans un monde en pleine destruction, il prend conscience à la fois des massacres en train de se perpétrer et des mystères de la sexualité.
Renouant avec le thème de l’enfant recueilli par une prostituée (présent dans Histoire d’une vie et Tsili), Aharon Appelfeld mêle l’onirisme et le réalisme dans ce roman doué d’une force hypnotique.
Aharon Appelfeld est né en 1932 à Czernowitz en Bucovine, une région située entre les Carpates et le Dniestr, d’une richesse ethnoculturelle, religieuse et linguistique unique. Ses parents, des juifs assimilés influents, parlaient l’allemand, le ruthène, le français et le roumain. Quand la guerre éclate, sa famille est envoyée dans un ghetto. En 1940 sa mère est tuée, son père et lui sont séparés et déportés. À l’automne 1942, Aharon Appelfeld s’évade du camp de Transnistrie. Il a dix ans. Il erre dans la forêt ukrainienne pendant trois ans, «seul, recueilli par les marginaux, les voleurs et les prostituées», se faisant passer pour un petit Ukrainien et se taisant pour ne pas se trahir. «Je n’avais plus de langue. »
Extrait :
– « Hugo aura onze ans demain. Anna et Otto viendront pour son anniversaire. La plupart des amis d’Hugo ont été expédiés dans des villages lointains, et les rares autres le seront bientôt. La tension dans le ghetto est vive, mais personne ne pleure. Les enfants devinent au fond d’eux-mêmes ce qui les attend. Les parents contiennent leurs émotions afin de ne pas semer la peur, mais les portes et les fenêtres n’ont pas cette retenue, elles sont claquées, ou poussées nerveusement. Le vent s’engouffre partout.
Il y a quelques jours, Hugo a failli partir à la montagne, mais le paysan qui devait l’emmener n’est pas venu. Son anniversaire approchant, sa mère a décidé d’organiser une fête, pour qu’Hugo se souvienne de sa maison et de ses parents. Qui sait ce qui nous attend ? Qui sait quand nous nous retrouverons ? Telles sont les pensées qui traversent l’esprit de la mère.
Pour faire plaisir à Hugo, elle a acheté trois romans de Jules Verne et un livre de Karl May à une famille désignée pour le prochain convoi de déportation. Il pourra emporter ces cadeaux à la montagne. Elle a l’intention d’y ajouter des dominos, le jeu d’échecs, et le livre dont elle lui lit un passage chaque soir au coucher.
Hugo ne cesse de promettre qu’à la montagne il lira, fera ses exercices de calcul, et qu’il lui écrira le soir. Sa mère retient ses larmes et s’oblige à lui parler avec sa voix habituelle.
Les parents d’Anna et ceux d’Otto ont été invités pour la fête, ainsi que des parents dont les enfants ont déjà été envoyés dans la montagne. Quelqu’un a apporté son accordéon.
Chacun s’efforce de dissimuler ses craintes et ses peurs, de faire bonne figure, comme si de rien n’était. Otto a apporté un cadeau d’une grande valeur, un stylo à plume recouvert de nacre; Anna, elle, une tablette de chocolat et du halva. Ces confiseries réjouissent les enfants et adoucissent un instant la peine des parents. Mais l’accordéon, curieusement, n’allège en rien l’atmosphère. L’accordéoniste a beau tout faire pour l’égayer, les sons qui sortent de son instrument ne font qu’accroître la tristesse.
Pourtant, chacun évite soigneusement d’évoquer les rafles et les camps de travail, l’orphelinat et l’hospice dont les pensionnaires ont été déportés sans préavis. Personne, bien sûr, ne mentionne le père d’Hugo, raflé il y a un mois et dont on reste sans nouvelles. »
Interview par Bernard Loupias, publication sur BibliObs :
BibliObs. – Dans «Histoire d’une vie», votre autobiographie, vous dites que, si vous avez déjà écrit nombre de livres sur ce qui vous est arrivé pendant la guerre, vous avez aussi le sentiment de n’avoir «jamais vraiment réellement commencé» à le faire. «La Chambre de Mariana» est-il une nouvelle tentative pour y parvenir?
Aharon Appelfeld. – Un écrivain essaie toujours, et encore… La Seconde Guerre mondiale a été une expérience tellement énorme que ce que vous écrivez, et la forme que vous lui donnez, ne semble jamais à la hauteur. Alors, j’essaie encore.
BibliObs. – Hugo, le petit héros de votre nouveau livre, vous ressemble beaucoup, comme Mariana ressemble terriblement à la Maria de votre enfance…
A. Appelfeld. – Tous mes livres sont autobiographiques, tous. Je n’écris que sur mon expérience personnelle. Pendant la guerre, j’ai effectivement vécu un temps chez des prostituées.
Dominique Quinno, La Croix, 15 mars 2008 :
– « Certains s’inventent des destins qu’ils n’ont pas vécus et mystifient le monde (1). D’autres, au contraire, ont vécu tant de vies dans leur vie, et tant d’horreurs, qu’il leur est impensable de les raconter, d’écrire le moindre récit qui ressemblerait à une autobiographie.
C’est ainsi qu’Aharon Appelfeld ne cesse de tourner autour de la vérité de son enfance.
Peut-on d’ailleurs parler d’enfance pour un jeune garçon juif dans une ville d’Europe centrale, quand se déchaîne l’Allemagne nazie ? Cet enfant connaîtra le ghetto, la mort de sa mère, la déportation avec son père. Il s’évadera de son camp à l’âge de 10 ans et se cachera pendant trois longues années dans les forêts ukrainiennes, trouvant asile chez des paysans. Puis l’adolescent juif sans famille émigrera en Israël. »
Marine Landrot, Télérama, 15 mars :
– « Parce qu’« on ne sait pas que faire de sa vie sauve », Aharon Appelfeld sème les épisodes de la sienne dans des livres limpides et dépouillés, pleins de douleur et de douceur. Il définit son oeuvre comme la « saga de la tristesse juive » et dit de son écriture qu’elle n’a qu’une source d’énergie : l’amour infini de ses parents, victimes de la barbarie nazie. »
Note :
(1) Allusion à la supercherie littéraire de « Survivre avec les loups ». La vraie identité de l’auteure, non pas « Misha Defonseca » mais Monique De Wael a été retrouvée en Belgique. Il a été prouvé que contrairement à ses affirmations elle n’était pas juive, n’avait pas 7 ans en 1941, n’avait pas eu des parents juifs morts en déportation, n’avait jamais traversé l’Europe à pied pour être sauvée par des loups, etc, etc…