Découvrez une incroyable Juste parmi les Nations hollandaise quasi inconnue
Du 04/08/2018
Truus Wijsmuller avec un buste ressemblant à Amsterdam, en 1965. (Crédit : GaHetNA via Wikicommons)
40 ans après la mort de Truus Wijsmuller, un film retrace – enfin – les efforts de cette héroïne qui a trouvé des refuges pour des milliers d’enfants juifs sous le régime nazi.
A chaque bar-mitsva ou bat-mitsva de l’un ses petits-enfants, Arthur Adler emmenait avec lui la Bible qu’il avait reçue à sa propre bar-mitsva dans la synagogue espagnole portugaise d’Amsterdam, en mars 1939.
La bar-mitsva d’Adler n’a pas été organisée par ses parents, mais par une femme non juive hollandaise nommée Geertruida Wijsmuller-Meijer (aussi connue sous le nom de Truus Wijsmuller), qui l’avait fait sortir, avec sa sœur, d’Allemagne via le Kindertransporte quatre mois auparavant.
Un an après la bar-mitsva d’Adler, peu avant que les Pays-Bas ne sombrent sous l’occupation nazie, il a embarqué, avec Melly, pour les États-Unis, où il a rejoint ses parents et ses frères et sœurs. Toujours grâce à l’aide de Wijsmuller.
« Tante Truus » a sauvé la vie de milliers de Juifs – principalement des enfants – pendant la Shoah. Et pourtant son histoire n’est pas très connue.
Des enfants sauvés par Truus Wijsmuller à Bergen aan Zee, en Hollande, en 1939 (Autorisation : Arthur Adler)
D’autres Justes sont très connus : Steven Spielberg a fait un film hollywoodien sur Oskar Schindler. Dans le monde entier, des rues portent le nom de Raoul Wallenberg et Sir Nicholas Winton a été fait chevalier par la Reine Elizabeth.
Mais même aux Pays-Bas, presque personne n’a entendu parler de Wijsmuller depuis sa mort, en 1978, à l’âge de 82 ans.
Soixante-douze ans après la fin de la Seconde Guerre mondiale, il reste peu de ces enfants sauvés par « Tante Tuus » – qui étaient majoritairement allemands et Juifs autrichiens – pour partager leurs souvenirs d’elle et de ce qu’elle avait fait pour eux.
C’est donc une course contre la montre que mène la réalisatrice néerlandaise Pamela Sturhoofd pour retrouver ces « enfants » – âgés maintenant de 80 ou 90 ans – pour pouvoir les interroger pour les besoins d’un documentaire consacré à Wijsmuller, cette femme sans crainte et déterminée.
Parmi les histoires qu’elle a recueillies, le récit d’une visite personnelle faite par Wijsmuller à Adolf Eichmann à Vienne, au mois de décembre 1938. Elle voulait le convaincre de la laisser emmener 600 enfants juifs loin du Troisième Reich, aux Pays-Bas. Hitler avait accepté.
Pamela Sturhoofd (à gauche) interviewe les ‘enfants de Truus’ à New York (Autorisation : Pamela Sturhoofd)
L’héroïne oubliée de la Hollande
« J’ai grandi aux Pays-Bas sans avoir jamais entendu parler de Truus. Elle n’est pas mentionnée dans les livres d’histoire qu’on étudiait à l’école », explique Sturhoofd, dont le père juif a survécu à la guerre en vivant dans la clandestinité.
Sturhoofd, 50 ans, a entendu parler pour la première fois de Wijsmuller quand le rabbin Lody van de Kamp l’a invitée à réaliser un court-métrage sur le livre qu’il avait récemment publié concernant les Kindertransporte qui avaient permis de sauver 10 000 enfants, « Sara, het meisje dat op transport ging » (“Sara, la fillette qui avait participé au Transport »).
« Le nom de Truus ressortait sans arrêt. Je ne pouvais pas comprendre pourquoi son histoire n’était pas connue alors j’ai entamé des recherches à son sujet. J’ai décidé de faire un film sur elle parce qu’elle mérite véritablement cette reconnaissance », explique Sturhoofd.
Des enfants juifs montant dans un bateau dans le cadre du kindertransport qui les emmenait loin de l’Europe occupée par les nazis (Autorisation : Pamela Sturhoofd)
Parmi les documents utilisés par la réalisatrice pour retrouver les enfants sauvés par Wijsmuller, la liste des passagers embarqués à bord du cargo SS Bodegraven, le 14 mai 1940. Il fut le dernier bateau à appareiller depuis le port d’IJmuiden vers l’Angleterre après l’invasion allemande.
En utilisant ses relations, Wijsmuller était parvenue à placer les 74 enfants juifs qui restaient à l’orphelinat Burgerweeshuis d’Amsterdam sur le navire. Wijsmuller aurait pu partir avec eux, mais elle avait choisi de rester auprès de son époux et de continuer ses efforts de sauvetage au sein de l’Europe occupée.
Sturhoofd a retrouvé 14 enfants de la liste des passagers, plus trois autres qui ont également eu la vie sauve grâce à Wijsmuller.
Ils sont dorénavant âgés de 84 à 94 ans et vivent en Israël, en Suisse, au Canada, au Royaume-Uni et aux Etats-Unis.
Parmi eux, Adler, 91 ans, qui habite à Teaneck, dans le New Jersey, et les quatre soeurs Scheinowitz, dont deux se sont installées en Israël, une à Toronto et une à Zurich.
Les soeurs Scheinowitz qui ont été sauvées par Truus Wijsmuller durant la Shoah sur une photo datant de 1942 (Autorisation : Pamela Sturhoofd)
« Quand on était à la gare, il y a un train qui est arrivé avec des enfants et une femme, une grande femme qui portait un chapeau – je me suis toujours souvenue de ce chapeau – et elle a dit à ma mère : ‘Dites, je viens demain avec un transport d’enfants, et vous serez là avec les vôtres et je les prendrai avec moi », se souvient Sophie Scheinowitz, 87 ans, dans la bande annonce de « Truus’ Children » (les enfants de Truus), le film de Sturhoofd.
Une enfance « normale » pendant la guerre
Un grand nombre des enfants qui ont été sauvés étaient très jeunes, et les souvenirs de leurs expériences restent flous. Beaucoup ont refoulé le traumatisme émotionnel entraîné par la séparation avec leurs parents.
Arthur Adler aux côtés de sa fille Sheryl Abbey (Autorisation : Sheryl Abbey)
La fille d’Adler, Sheryl Abbey, qui vit à Jérusalem, a expliqué au Times of Israël que son père a rarement, sinon jamais, évoqué sa vie pendant la guerre lorsqu’elle était enfant.
Il ne peut toujours pas parler du moment de sa séparation avec ses parents.
Dans le cas d’Adler, il était difficile d’avoir la certitude qu’il puisse revoir ses parents un jour. Il les avait quittés lorsque eux et sa petite soeur Renée s’étaient arrêtés à Amsterdam au mois de septembre 1939 et qu’ils avaient fui l’Allemagne pour rejoindre New York.
A leur arrivée aux Etats-Unis, les parents d’Adler étaient rentrés en contact avec Wijsmuller et ensemble, ils étaient parvenus à arranger le voyage à partir d’Anvers pour Adler et sa soeur Melly qui devaient finalement arriver à New York le 21 mars 1940.
Etant l’un des enfants les plus âgés parmi les 150 ayant participé à un Kindertransporte depuis l’Allemagne vers la Hollande après la Nuit de Cristal du 9 novembre 1938, Adler se souvient bien du temps passé sous la garde de Wijsmuller.
Il se rappelle que les adolescents les plus âgés étaient envoyés dans un centre de formation professionnel d’Eindhoven. Lui et le groupe de Melly, qui étaient plus jeunes, ainsi que les enfants avaient été hébergés pour leur part à Bergen aan Zee, une ville située sur la côte nord de la Hollande.
Une équipe de football formée par les enfants juifs sauvés par Truus Wijsmuller à Bergen aan Zee, en Hollande, en 1939. Arthur Adler se trouve tout à droite (Autorisation : Arther Adler)
Au mois de mars 1939, le groupe d’Adler s’est installé à Bergerweeshuis, l’orphelinat d’Amsterdam. Adler y est resté pendant toute l’année suivante, sauf une période qu’il a passée dans un établissement de convalescence après une diphtérie attrapée pendant l’été 1939.
« Mme Wijsmuller venait tous les jours à l’orphelinat avec un comité de femmes juives. Ce n’est que plus tard que j’ai appris qu’elle était l’une des personnes qui orchestraient notre sauvetage », raconte Adler.
Il se souvient de Wijsmuller organisant des leçons de natation pour les enfants et l’invitant lui et d’autres à des dîners, le vendredi soir, dans l’habitation qu’elle partageait avec son époux, un banquier.
« Même si elle n’était pas juive, Wijsmuller connaissait les traditions juives. Elle s’assurait que les enfants aillent à la synagogue et elle a fait en sorte que mon père célèbre sa bar-mitzvah lorsqu’il a eu 13 ans », dit Abbey.
Une protectrice des enfants qui n’avait pas d’enfant elle-même
Wijsmuller, qui n’a jamais eu d’enfants, était née en 1896 à Alkmaar. Ses parents, libéraux, avaient accueilli dans leur foyer des orphelins autrichiens suite à la Première Guerre mondiale, ce qui avait dû faire une forte impression sur elle.
Après avoir épousé le banquier Joop Wijsmuller en 1923, elle s’était impliquée dans des oeuvres sociales bénévoles grâce auxquelles elle avait été amenée à connaître le Comité juif pour les Réfugiés et le comité pour les intérêts juifs particuliers dans les années 1930.
En tant que femme ayant des moyens et une position sociale, Wijsmuller avait pu utiliser toute une variété de contacts en Europe continentale et au Royaume-Uni pour organiser et mener à bien les Kindertransporte.
Un document allemand nazi avec la photo de Truus Wijsmuller. (Autorisation : Pamela Sturhoofd)
De la fin de l’année 1938 au mois de mai 1940, elle a constamment sorti des enfants juifs de l’Allemagne nazie vers les Pays-Bas d’où ils rejoignaient le Royaume-Uni.
Après la reddition des Pays-Bas en mai 1940, Wijsmuller a continué ses activités de sauvetage et de résistance.
Après la reddition des Pays-Bas en mai 1940, Wijsmuller a continué ses activités de sauvetage et de résistance.
Elle a aidé des Juifs des pays Baltes et de Pologne à s’échapper vers la Palestine mandataire via Marseille. En plus d’accompagner les réfugiés en fuite le long de leurs voyages périlleux vers les ports, elle fournissait également nourriture, médicaments et faux documents aux détenus des camps de Gurs et de St. Cyprien dans les zones non-occupées de la France.
Arrêtée, interrogée et libérée au mois de mai 1941 par la Gestapo, Wijsmuller a fait profil bas tout en continuant à travailler avec un groupe épiscopal qui envoyait des colis alimentaires aux camps de Westerbork, Bergen-Belsen, et Theresienstadt ainsi que dans les prisons d’Amsterdam.
En 1944, Wijsmuller a encore une fois sauvé un groupe important d’enfants juifs, cette fois en persuadant les Allemands que ces 50 orphelins juifs internés à Westerbork étaient des « Aryens ».
Au lieu d’être emmenés à Auschwitz, ils ont été envoyés à Bergen-Belsen puis à Theresienstadt, où ils ont reçu un traitement préférentiel et survécu à la guerre. Wijsmuller se trouvait à la gare de Maastricht pour les accueillir après leur libération.
Alors comment se fait-il que cette femme au courage exceptionnel, à la volonté de fer et aux actions si héroïques ait été largement oubliée aujourd’hui ?
Après la guerre, Wijsmuller est restée sur la scène publique en tant que membre du conseil municipal d’Amsterdam et du conseil d’administration de la Maison d’Anne Frank, et elle s’est battue pour faire progresser les droits des handicapés.
Elle a été nommée en 1966 Juste parmi les nations par Yad Vashem et elle est venue en 1967 à Jérusalem pour recevoir sa distinction et planter un arbre. Son décès, en 1978, a été rapporté dans la presse israélienne et anglophone.
Mais après cela, elle a été oubliée.
Truus Wijsmuller honorée à Yad Vashem à Jérusalem, le 13 avril 1967 (Crédit : Yad Vashem)
Selon Irena Steinfeldt, directrice du département des Justes parmi les nations à Yad Vashem, il y a environ 26 000 histoires inspirées de non-Juifs ayant aidé et sauvé des Juifs durant la Shoah mais peu d’entre eux parviennent à marquer le public.
Il faut se souvenir qu’à l’époque où elle a été honorée, en 1966, les recherches étaient plus limitées. « A ce moment-là, Yad Vashem n’était même pas un musée entier », dit-elle.
« Et la Shoah, lorsque Truus Wijsmuller a été distinguée, n’avait pas non plus la signification qu’elle a aujourd’hui. Tous les livres et les films récents ayant pour sujet l’Holocauste ont attisé l’intérêt du public sur le sujet », ajoute-t-elle.
Le docteur Patricia Heberer Rice, une importante historienne du musée du mémorial de l’Holocauste aux Etats-Unis, regrette que Wijsmuller ne soit pas plus connue, mais avoue qu’elle n’en est pas surprise.
Le livre autobiographique de Wijsmuller Geen tijd voor tranen (Pas de temps pour les larmes) n’a pas été traduit en anglais, pas plus qu’une interview qu’elle avait accordée à une chaîne néerlandaise qui a été retrouvée par Sturhoofd, ou qu’un rapport allemand de 33 pages qui livrait le contenu d’une interview de Wijsmuller réalisée en 1957 et détenue par la bibliothèque Wiener de London.
« Les Américains n’ont pas une vision du monde aussi large. Ils vivent dans une bulle anglophone, même les historiens », regrette Rice.
Truus Wijsmuller plante un arbre à Jérusalem le jour où elle est honorée par Yad Vashem, le 13 avril 1967 (Crédit : Yad Vashem)
Rice souligne également la modestie des sauveteurs néerlandais qui, presque tous, ont continué tranquillement leur vie après la guerre, préférant ne pas attirer l’attention sur eux (parmi les exceptions, Miep Gies, qui avait caché Anne Frank, et Corrie ten Boom, qui a écrit en 1971 le best-seller The Hiding Place – La cache – et qui a déménagé plus tard en Californie et a été adoptée par la communauté chrétienne évangélique américaine).
Sturhoofd s’est demandé si le manque de notoriété de Wijsmuller a pu émaner en partie du fait qu’elle n’a eu aucun descendant direct pour perpétuer son souvenir et son héritage.
« Je n’ai pas pu déterminer encore ce que sont devenus ses biens immobiliers et qui est en possession de ses effets personnels et de ses photos », ajoute-t-elle.
Quelle que soit la raison de ce manque de reconnaissance, Adler est heureux que quelqu’un puisse enfin mettre en lumière les actions de Wijsmuller 40 ans après sa mort et 80 ans après qu’elle lui ait sauvé la vie.
« C’est décevant qu’un film à son sujet ait pris tellement de temps à être réalisé », dit-il.