Discours au Camp des Milles à Aix-en-Provence
Embargo au prononcé, seul le prononcé fait foi
Monsieur le Président de la Fondation,
Mesdames et Messieurs les ministres,
Mesdames et Messieurs les ambassadeurs,
Mesdames et Messieurs les élus,
Mesdames et Messieurs les représentants des cultes,
Mesdames et Messieurs,
Il y a 70 ans, jour pour jour, le dernier convoi de déportés des Milles partait pour Auschwitz. Il y a 70 ans, le régime de Vichy raflait et livrait à l’Allemagne nazie des milliers de Juifs de la zone dite « libre ». Nous ne les oublierons jamais.
Nous sommes rassemblés aujourd’hui pour rappeler ce que fut l’histoire tragique de ce camp, honorer la mémoire des internés, des déportés, des « Justes » qui leur ont porté secours.
Nous sommes ici aussi pour transmettre aux jeunes générations un message de confiance dans l’avenir, car c’est l’objet même de ce Mémorial : combattre l’oubli, éduquer et éveiller les consciences, lutter contre toutes les formes de xénophobie, de racisme et d’antisémitisme ; rendre à jamais impossible le retour de la barbarie.
L’histoire du camp des Milles est une histoire française. De septembre 1939 à septembre 1942, il a constamment été placé sous autorité française, d’abord celle de la 3e République finissante, puis celle du régime de Vichy, qui fut délibérément le complice, en 1942, des déportations programmées et mises en œuvre par l’Allemagne nazie. Ce n’est qu’en novembre 1942 que le camp des Milles, vidé de ses occupants, cesse de fonctionner.
C’est une histoire européenne, car parmi les 10 000 internés qui sont passés par le camp des Milles, de 1939 à 1942, près de 30 nationalités étaient représentées. La plupart de ces internés étaient des réfugiés, fuyant les persécutions de leur pays d’origine. Tous pensaient que la France, patrie des droits de l’homme, leur offrirait protection et asile.
Aux ambassadeurs présents aujourd’hui, ainsi qu’à leurs représentants, je veux dire que nous conservons le souvenir de chacun de ces réfugiés, dont la confiance a été trahie.
De septembre 1939 jusqu’à l’armistice de 1940, c’est donc la 3e République qui transforma ce bâtiment industriel des Milles en camp d’internement. Il était destiné aux ressortissants de pays en guerre contre la France, considérés comme une menace potentielle par les autorités. Mais parmi les citoyens allemands ou autrichiens qui constituaient l’essentiel des internés, beaucoup étaient des opposants résolus au nazisme, militants, réfugiés politiques, intellectuels.
Il est vrai qu’après 1933, bon nombre de représentants de l’élite intellectuelle de l’Allemagne, puis de l’Autriche, ont trouvé refuge dans le Sud de la France et c’était l’honneur de notre pays. En raison de leur nationalité, beaucoup se retrouvèrent aux Milles après le déclenchement de la seconde Guerre mondiale, désemparés, ne reconnaissant plus la France qu’ils avaient appris à aimer.
Je pense au peintre Max Ernst, envoyant un message désespéré à sa galeriste. Je pense à l’écrivain Lion Feuchtwanger, qui publia dès 1942, exilé aux Etats-Unis, un récit de ses années d’internement : le Diable en France. Il nous fait prendre conscience du sentiment qu’ont pu éprouver ces amoureux de la République française, soudain ravalés au rang de « sujets ennemis ». « En Allemagne, écrit-il, quand quelqu’un vivait confortablement, on disait qu’il vivait comme Dieu en France. (…) Mais si Dieu se sentait bien en France, on pouvait dire également que le Diable n’y vivait pas mal non plus. (…) Je ne crois pas que le Diable auquel nous avons eu affaire en France en 1940 ait été un Diable particulièrement pervers qui aurait pris un plaisir sadique à nous persécuter. Je crois plutôt que c’était le Diable de la négligence, de l’inadvertance, du manque de générosité, du conformisme. »
Rien, pas même la guerre, ne saurait justifier cet internement systématique de ressortissants étrangers, dans des conditions dégradantes. A fortiori de réfugiés antifascistes, qui avaient fui les régimes contre lesquels la France était en guerre.
Aux yeux de milliers de femmes et d’hommes, qui attendaient tellement d’elle, la France, terre d’accueil et d’asile, n’était plus vraiment elle-même.
La défaite de 1940 et le vote des pleins pouvoirs à Pétain, le 10 juillet, sonnent le glas de leurs espérances. Tous les camps d’internement, dont le camp des Milles, furent mis au service de la politique de Vichy et connurent une évolution tragique.
Dans la France de Vichy, le droit d’asile est foulé aux pieds et la xénophobie se donne libre cours. Tout ressortissant étranger peut désormais être interné et la nationalité française est retirée à plus de 15 000 personnes, dont plus de 6 000 Juifs, qui s’étaient réfugiées en France et en avaient acquis la nationalité à partir de l’année 1927. Boucs émissaires commodes, livrés à la vindicte populaire par le gouvernement lui-même, les étrangers sont devenus des « indésirables ».
L’antisémitisme, ancré dans une partie de la société française, devient un antisémitisme d’Etat. Le régime de Vichy promulgue des lois antisémites dès le mois d’octobre 1940, sans même que l’Allemagne nazie n’en formule l’exigence!
Au mépris de nos valeurs les plus fondamentales, les Juifs de France sont humiliés, spoliés, fichés. Des milliers de Juifs étrangers sont arrêtés et internés.
Le camp des Milles, comme d’autres camps de la zone non occupée, devient l’un des rouages de cette politique du déshonneur. A partir de juillet 1940, des étrangers « indésirables », des Juifs, des républicains espagnols s’y entassent, dans des conditions d’hygiène épouvantables. Sous la seule autorité de Vichy.
Quand s’engage ce que le régime nazi qualifie de « solution finale », en 1942, le piège se referme sur les milliers de Juifs internés. Pierre Laval, chef du gouvernement, accepte de livrer aux autorités allemandes 10 000 Juifs arrêtés en zone non occupée. Il pousse l’infamie jusqu’à proposer de déporter les enfants, ce que les Allemands ne demandaient même pas.
Après la rafle du Vel d’Hiv de sinistre mémoire, menée à Paris, en zone occupée, par la police française, c’est donc en zone non occupée, placée sous la seule autorité de l’Etat français, que le crime se répète.Le 26 août 1942, 6 000 Juifs sont arrêtés dans l’ensemble de la zone Sud par des policiers français, puis déportés vers les camps d’extermination.
Il y aura ensuite d’autres rafles, dans le Sud de la France, notamment après l’arrivée des troupes allemandes, en novembre 1942. Je veux rappeler ici la rafle de l’Opéra, à Marseille, du 22 au 27 janvier 1943 : près de 800 Juifs sont arrêtés, très peu survivront à la déportation. Seul le débarquement des Alliés et des forces de la France combattante mettra fin à ces actes de terreur.
La tragédie frappe le camp des Milles en août et en septembre 1942. Plus de 2 000 Juifs, répartis en cinq convois, sont déportés vers Auschwitz, via Rivesaltes et Drancy. Parmi eux, une centaine d’enfants. J’ai écouté la lecture de leurs noms avec une grande émotion.
Ma présence parmi vous, ainsi que celle de nombreux membres du gouvernement, témoigne de la volonté de la République française de veiller sur la mémoire des martyrs du camp des Milles. De ces femmes, ces hommes, ces enfants, qui ne sont jamais revenus.
C’est pour nous un devoir sacré.
Le camp des Milles doit être aujourd’hui un lieu de mémoire et de recueillement, car depuis ce lieu, des milliers de victimes, qui avaient foi en la France, patrie de la Grande Révolution et des droits de l’Homme, ont été envoyées à la mort.
Mais il y a eu aussi des Français, en nombre, pour sauver l’honneur. Partout en France, des hommes et des femmes courageux entretenaient la flamme de la Résistance. Et beaucoup ont sauvé des vies, au péril de la leur.
Aux Milles, le sort des internés et des déportés a bouleversé certains de ceux qui les ont côtoyés et ont partagé leurs souffrances. Je veux rendre hommage à ces Français anonymes qui ont aidé des internés à s’enfuir, qui ont sauvé des enfants ; à ces hommes et ces femmes, de toutes nationalités, qui ont su dire non à l’inacceptable.
Le mémorial de Yad Vashem, à Jérusalem, leur a décerné le titre de « justes parmi les nations » et ici, au camp des Milles, le « mur des actes justes » leur est consacré. Je vous invite à honorer leur mémoire.
Je pense aussi à la production artistique qui a caractérisé le camp au cours des premières années, quand tant d’intellectuels, de peintres, de sculpteurs, de musiciens, de metteurs en scène, de comédiens y étaient internés. Les œuvres qu’ils ont réalisées, les représentations qu’ils ont données, sont autant d’actes de résistance, parfois empreints d’humour et d’ironie, à la situation dramatique qui leur était imposée.
Et si le camp des Milles est aujourd’hui considéré comme l’un des hauts lieux de mémoire français, s’il est reconnu comme monument historique, si le projet de Mémorial a pu voir le jour, avec le soutien de quatre ministères présents au sein du Conseil d’administration de la Fondation, c’est à une exceptionnelle mobilisation associative et citoyenne que nous le devons.
Je veux rendre hommage à celles et ceux qui ont mené ce combat pour la mémoire depuis 30 ans. Et d’abord à Alain Chouraqui, président de la Fondation du camp des Milles, qui porte ce projet avec détermination et conviction depuis tant d’années. Le soutien actif des collectivités locales concernées a été décisif. Que les élus en soient remerciés.
Ce Site-Mémorial est d’abord tourné vers la jeunesse. Il sera un lieu d’histoire, de pédagogie et de transmission, comme l’ont voulu les hautes personnalités qui ont accompagné le projet depuis ses débuts. Je voudrais saluer l’engagement en ce sens de Simone Veil, présidente d’honneur de la Fondation pour la mémoire de la Shoah, d’Elie Wiesel, de Serge Klarsfeld – infatigable combattant de la mémoire, de Robert Badinter, de Jorge Semprun – disparu depuis.
Le travail de mémoire, avec sa dimension éducative, est essentiel.Il est aussi un lien entre les générations.
Sous l’autorité d’un conseil scientifique présidé par le recteur de l’académie d’Aix-Marseille, c’est un parcours éducatif innovant et de grande qualité qui a été imaginé. Il fait appel à la réflexion de chacun, à l’analyse des mécanismes qui ont pu conduire à la montée du fascisme et nazisme, à la passivité du plus grand nombre et finalement à l’horreur du génocide. Comment comprendre, aussi, qu’un lieu somme toute banal, une simple tuilerie, située dans un village paisible, puisse devenir l’un des rouages d’un crime de masse ?
Cette approche, fondée sur la compréhension de mécanismes universels, permet de faire converger les mémoires, celle de la Shoah, dont la singularité est indiscutable et celle des autres génocides du siècle passé. Elle permet de faire comprendre aux jeunes générations que le passé est porteur de leçons pour l’avenir.
Faire obstacle à la résurgence de l’intolérance et de la haine, développer l’enseignement de la fraternité et du respect de l’autre, telle doit être l’ambition de la Fondation du camp des Milles.
Et au-delà, telle doit être notre ambition de Français et d’Européens. Car je l’ai dit, l’histoire des Milles est aussi une histoire européenne et nous devons faire vivre aujourd’hui les valeurs fondamentales que nous avons voulu promouvoir après 1945. Pour une Europe de la paix et de la démocratie, où le rejet de l’autre n’a pas sa place.
La lutte contre le racisme et l’antisémitisme est une priorité de mon gouvernement. Je réunirai un comité interministériel sur ce sujet dans les prochaines semaines, pour adopter un plan d’action. Il sera d’abord fondé sur l’éducation, la volonté de combattre les préjugés sur l’étranger, sur l’autre, qui restent ancrés dans bien des mentalités et que des vents mauvais ont à nouveau attisés au cours des années passées.
Qu’il me soit permis, dans ce lieu, de rendre hommage à une figure exceptionnelle, qui a marqué le pays d’Aix, mais qui est d’abord un grand républicain. Je veux parler de l’historien Jules Isaac. Le célèbre auteur de manuels, engagé, à l’époque de la République de Weimar, en faveur d’un rapprochement franco-allemand, est nommé inspecteur de l’instruction publique en 1936 ; mais il est révoqué par le régime de Vichy, en 1940, parce qu’il s’appelle Isaac. Et c’est alors qu’il se réfugie à Aix-en-Provence. Son histoire, tragique, est celle de beaucoup d’autres. Sa femme, sa fille et l’un de ses fils sont arrêtés en 1943 et déportés à Auschwitz. Seul son fils en reviendra.
Après la guerre, Jules Isaac consacrera le reste de sa vie à combattre l’antisémitisme. Et ce qu’il appelait l’enseignement du mépris. C’est à ce titre qu’il participa à la création des Amitiés judéo-chrétiennes et qu’il fut reconnu, avec l’autorité qui était la sienne, comme un militant inlassable de la tolérance religieuse et de l’amitié entre les peuples.
Sachons, nous aussi, rechercher et mettre en lumière la vérité historique, avec lucidité et sans complaisance. Sachons combattre l’obscurantisme, la haine et l’intolérance. Sachons rester fidèles aux valeurs de la République.
L’histoire du camp des Milles témoigne des crimes contre l’humanité qui ont été perpétrés au cœur de l’Europe. Mais elle nous montre que le meilleur est aussi dans l’homme.
Vive la République, vive la France !
source: http://www.gouvernement.fr/premier-ministre/discours-au-camp-des-milles-a-aix-en-provence du 10/09/2012