Par : Marie Moutier-Bitan – Chaire d’excellence « Holocaust and Genocide Studies », université de Caen
Il faut attendre près de 40 ans pour voir naître, dans les années 1990, une véritable instutionnalisation de la mémoire de la Shoah en France. Quelles sont ses formes et de quels moyens dispose-t-elle ? Et quels sont les enjeux et difficultés auxquels la mémoire de la Shoah doit faire face aujourd’hui ?
La mémoire collective de la Shoah est un ensemble de représentations, en mouvement, se nourrissant d’événements divers mais structurants : les procès, les parutions littéraires, les commémorations, les films, les rencontres avec les survivants. La France se distingue actuellement par son engagement institutionnel important dans la transmission de l’histoire et de la mémoire de la Shoah dans le domaine de l’éducation et des événements mémoriels. Cette mémoire est portée par une pluralité d’acteurs, de l’échelon individuel au sommet de l’État, en passant par la sphère familiale et les médias.
La lente institutionnalisation de la mémoire de la Shoah en France
Les rescapés des camps de concentration et des centres de mise à mort se sont heurtés au silence à leur retour en France. Y compris au sein du cercle familial, leur récit de l’expérience de la déportation était souvent inaudible, circonscrivant la mémoire de la Shoah à la personne victime. Des premières initiatives de mémorialisation et de documentation de l’extermination des Juifs sont le fait de survivants eux-mêmes. À partir de 1943, Isaac Schneersohn collecte et compile des documents en guise de preuves du processus génocidaire mis en place contre les Juifs, dans une perspective de mémoire, d’histoire et de justice. Il crée ainsi le Centre de documentation juive contemporaine (CDJC).
À la fin de la guerre, Schneersohn et ses collègues parviennent à récupérer les archives du Commissariat général aux questions juives et autres documents administratifs de grande valeur pour exposer le crime génocidaire orchestré par l’Allemagne nazie et le gouvernement de Vichy en France. En 1950, il décide la construction d’un mémorial en l’honneur des victimes de la Shoah. Cette démarche est singulière : à cette date, il existe peu de mémoriaux consacrés à la mémoire des victimes juives ; Yad Vashem ne sera construit qu’en 1956. Le 24 février 1957, à Paris, la crypte du Mémorial du martyr juif inconnu est inaugurée, contenant des cendres provenant de centres de mise à mort et du ghetto de Varsovie.
En parallèle de ces initiatives à l’écho restreint, le discours mémoriel public des années 1950-1960 est largement consacré à la Résistance, dans un souci de reconstruction nationale. Un tournant s’opère en 1961 avec l’ouverture du procès Eichmann, à Jérusalem. Comme le souligne l’historienne Annette Wieviorka, ce procès joue un rôle central dans l’écriture de l’histoire et de la mémoire de la Shoah en France, l’événement médiatique marque le début de « l’ère du témoin » : la parole des rescapés juifs entre dans l’espace public. Cent onze témoins sont à la barre et partagent le récit de leur expérience de la politique génocidaire nazie.
Du côté des historiens, un pas de côté est fait : laissant de côté le mythe de la France résistante, on s’interroge sur le rôle de Vichy dans la déportation de 76 000 Juifs de France vers les centres de mise à mort et camps de concentration. L’ouvrage de Robert O. Paxton, La France de Vichy (1972) est l’un des moteurs d’un renouvellement historiographique. Toutefois, le débat public, qui se déroule sur les plateaux de télévision et dans la presse, aborde davantage la question de la responsabilité de l’État français que la Shoah en tant que telle. En 1979, Serge Klarsfeld fonde l’Association des fils et filles de déportés juifs de France. Il entreprend un travail considérable pour donner un nom, un parcours, une dignité à chaque victime juive déportée de France.
L’heure est toujours à la recherche des criminels nazis et à leur comparution devant la justice. Chaque procès (Klaus Barbie en 1987, Paul Touvier en 1994, Maurice Papon en 1997) remet la problématique de la collaboration française, en particulier de la milice, lors des rafles et de la déportation des Juifs de France. S’ils présentent une occasion pour les victimes juives de s’exprimer, ces procès attisent les polémiques sur les différentes formes de collaboration de Vichy.
Les années 1990 marquent le début d’une institutionnalisation de la mémoire de la Shoah en France. Jusqu’alors portée par des associations de rescapés, cette mémoire fait l’objet de commémorations officielles et étatiques. François Mitterrand est le premier président de la République à assister à la cérémonie en mémoire des victimes de la Rafle du Vél d’Hiv le 16 juillet 1992. Il est le premier à institutionnaliser les commémorations du Vél d’Hiv en 1994 et implique directement l’État et ses ressources pour la construction et l’inauguration du Musée-Mémorial de la Maison d’Izieu en avril de la même année. Par ailleurs, il instaure par décret une journée de commémoration « des persécutions racistes et antisémites commises sous l’autorité de fait dite ‘gouvernement de l’État français’ (1940-1944) ».
En 2000, il a été ajouté au décret une reconnaissance des « Justes » de France. Le discours du Président Jacques Chirac lors des commémorations de 1995 a marqué un tournant : il reconnaît la responsabilité de l’État français dans la rafle du Vél d’Hiv (13 152 Juifs arrêtés par la police française les 16 et 17 juillet 1942). Les initiatives de l’État se multiplient. Cette reconnaissance de la responsabilité de l’État français entraîne des mesures étatiques, mobilisant plusieurs acteurs publics. La mission Mattéoli, formée en 1997, enquête sur la spoliation et le pillage des biens des Juifs en France sous l’Occupation. Les conclusions de la mission aboutissent à l’indemnisation des victimes de la spoliation, mais aussi à la création de la Fondation pour la Mémoire de la Shoah, par décret du 26 décembre 2000. Dotée des fonds en déshérence, elle a pour mission de contribuer au développement et à la diffusion des savoirs sur la Shoah et les persécutions antisémites. Sa première présidente est Simone Veil. L’État se dote d’un appareil législatif pour lutter contre le négationnisme (loi Gayssot de 1990, loi Taubira de 2001).
L’Office national des anciens combattants et des victimes de guerre (ONaCVG), sous la tutelle du ministère des armées, organise des commémorations des victimes de la Shoah et régit des sites-mémoriaux comme le Mémorial national de la prison de Montluc. Le réseau de l’ONaCVG est présent dans chaque département et dispose d’une expertise de commémoration de mémoires plurielles. L’État mobilise, à plusieurs niveaux, de nombreuses institutions et ressources pour la mémoire de la Shoah, en premier lieu via l’Éducation nationale.
La transmission dans le monde éducatif face à de nouveaux défis
L’Éducation nationale joue un rôle prépondérant dans la transmission du savoir et de la mémoire de la Shoah. L’enseignement de la Shoah et de l’extermination des Tsiganes est inscrit au programme de l’école élémentaire, comme indiqué dans le bulletin officiel n°29 du 17 juillet 2008, dans une visée de connaissances et de mémoire, mais aussi de construction d’un enseignement civique et moral et d’un esprit critique. Puis la Shoah est enseignée au collège, en classe de 3e, dans le cadre du cours sur l’idéologie nazie et celui sur la guerre d’anéantissement (1939-1945) dont l’extermination des Juifs est une composante majeure. La Shoah est abordée une troisième fois en classe de première. La spécialité HGGSP en terminale comporte le thème « Histoire et Mémoire », à l’occasion duquel des projets relatifs à la Shoah sont proposés par les enseignants.
À l’heure où les derniers survivants de la Shoah disparaissent, la question du mode de transmission se pose. Depuis le début des années 1990, les interventions d’anciens déportés de la Shoah se multiplient dans les établissements scolaires. Ces rencontres avec les jeunes générations constituaient une transmission forte, incarnée, de l’histoire et de la mémoire du génocide. Ginette Kolinka commence à témoigner dans les lycées à partir des années 2000, après des décennies de silence.
Les enseignants peuvent s’emparer de dispositifs comme le Concours national de la Résistance et de la Déportation (CNRD) pour mobiliser les élèves sur la thématique de la Shoah, ou en faisant appel à des associations comme Convoi 77, proposant des données sur les déportés du dernier convoi de Juifs parti de France le 31 juillet 1944 vers Auschwitz-Birkenau. Les élèves s’emparent de trajectoires individuelles et deviennent des acteurs de la transmission, par le biais de restitution sous différentes formes (notices biographiques, podcasts, expositions).
Les pistes pour l’enseignement aux écoliers sont de proposer une histoire incarnée, celle d’un enfant ou d’une famille, de suivre son itinéraire, en privilégiant la proximité géographique et permettre ainsi un déplacement sur les traces de la vie de cette famille avant la Shoah. Le CERCIL-Musée Mémorial des enfants du Vél d’Hiv, situé à Orléans, consacre une partie de son exposition permanente aux enfants juifs et nomades internés dans les camps du Loiret, propose différents ateliers à destination d’élèves de primaire, à travers des ressources adaptées à leur âge : photographies, séquences filmées, dessins.
L’enseignement de la Shoah en classe se heurte à plusieurs difficultés :
- En milieu scolaire, l’enseignement de la Shoah doit faire face aux concurrences mémorielles. Elles se cristallisent par exemple autour du terme de « génocide » pour qualifier d’autres violences de masse. La notion de génocide a une assise juridique, dont la première définition a été fournie par Raphaël Lemkin, lui-même rescapé juif de la Shoah dans l’ouest de l’Ukraine. Cependant, les contours du « génocide » sont réévalués, nuancés, étendus par des historiens et sociologues depuis l’inscription de la définition originelle dans l’article II de la Convention pour la prévention et la répression du crime de génocide (9 décembre 1948). L’usage répétitif du mot dans les médias et les discours politiques contribuent à vider le terme de son sens, ou à une relativisation du fait génocidaire. Le génocide perd son caractère absolu en étant comparé à des événements tragiques de l’actualité ou à d’autres massacres de masse ou crimes de guerre : l’esclavage aux États-Unis, la guerre d’Algérie. Durant les cours sur la Shoah s’expriment des revendications à considérer d’autres violences ;
- L’impact du conflit israélo-palestinien s’est intensifié depuis le 7 octobre 2023, en raison des tensions sociales en France, de la polarisation des propos politiques et une couverture médiatique importante du conflit, touchant les jeunes adeptes des réseaux sociaux. L’enseignement de la spécificité de la Shoah est alors contesté par les élèves, enseignement qui gommerait les souffrances des autres populations, notamment durant la colonisation. L’école fait face à un enjeu important : faire une place à une contextualisation rigoureuse, utiliser des outils d’analyse historique, pour parer la surabondance de discours politiques polarisés, instrumentalisant les mémoires, et à l’affluence de données contradictoires, fragmentaires et orientées sur les réseaux sociaux. Pour répondre aux interrogations et aux obstacles des enseignants, le Mémorial de la Shoah, héritier du CDJC, dispense des formations, organise des visites scolaires dans ces murs, multiplie les offres pédagogiques. La Délégation interministérielle à la lutte contre le racisme, l’antisémitisme et la haine anti-LGBT (DILCRAH) met en ligne des podcasts, le Réseau Canopé publie des outils pour l’enseignement de la Shoah, dans une perspective historique et civique. Ces dispositifs pédagogiques sont d’autant plus nécessaires que les discours négationnistes et complotistes se répandent sur Internet et sur les réseaux sociaux.
Un sondage de janvier 2025, publié sur le site de la Claims Conference, indique que 46% des jeunes âgés de 18 à 29 ans déclaraient ne pas avoir entendu parler de la Shoah ou de ne pas en être sûrs. Des chiffres comparables se retrouvent dans les autres pays européens. La classe reste un espace déterminant pour construire les savoirs sur la Shoah. Comment expliquer cet écart entre l’enseignement obligatoire de la Shoah et les résultats de ce sondage ? Le peu de temps consacré à chaque thème du programme scolaire, les difficultés rencontrées par les enseignants, entraînant parfois un contournement du sujet, la méconnaissance des outils pédagogiques à disposition sont autant d’éléments à prendre en considération. Par exemple, des élèves peinent à faire la distinction entre camps de concentration et centres de mise à mort, ou entre Juifs et résistants.