Montbéliard : « Si Lou Blazer n’avait pas décousu mon étoile jaune, je ne serais pas aujourd’hui dans votre collège pour vous en parler »

Accueil/La vie du Comité/Actualités/Actualités des régions/Montbéliard : « Si Lou Blazer n’avait pas décousu mon étoile jaune, je ne serais pas aujourd’hui dans votre collège pour vous en parler »

Dossier n°

256

Montbéliard : « Si Lou Blazer n’avait pas décousu mon étoile jaune, je ne serais pas aujourd’hui dans votre collège pour vous en parler »

Du 21/02/2016

 

 

 

 

Premier débat des collégiens de Lou-Blazer à Montbéliard sur l’acte de résistance en 2016. Pierre Kahn, enfant juif sauvé par la Juste qui a donné son nom à l’établissement, témoigne.

Pierre Kahn face aux collégiens : « Si Lou Blaser n’avait pas décousu l’étoile jaune de mon blouson, je ne serais pas là pour vous parler aujourd’hui. » Photo Lionel VADAM

«On savait que les Juifs étrangers étaient déportés. Mais on pensait que nous, Juifs français, ne risquions rien. C’était égoïste, je sais. Nous étions sûrs que le gouvernement de Vichy nous protégerait. J’étais rassuré : mon père avait combattu pendant la Première Guerre mondiale. Depuis mai 1942, dès l’âge de 6 ans, les enfants devaient porter l’étoile jaune. Les discriminations augmentaient. Certes, on avait le sentiment de ‘‘ne pas être comme tout le monde’’. Mais la vie continuait bon an, mal an. Et puis, un jour d’avril 1943, on a été réveillés par des coups de crosse à la porte. »

Assis dans leur nouvelle salle des débats, ce mardi de janvier, les élèves du collège Lou-Blazer de Montbéliard ne perdent pas une miette des paroles de Pierre Kahn. C’est un monsieur qui porte élégamment ses 86 printemps. Debout, une écharpe bleue autour du cou, une reproduction de l’étoile de David entre les mains, il raconte son histoire, celle d’un petit Montbéliardais de confession juive sauvé de la Gestapo par une bénévole de la Croix- Rouge, Lou Blazer, qui a donné son nom à l’établissement scolaire. « J’étais un garçon normal dans un environnement anormal. J’étais devenu ‘‘anormal’’ aux yeux des nazis, qui considéraient les gens de ma confession, les francs-maçons, les Tsiganes, les homosexuels comme des sous-races. Mais, avant d’être emprisonnés, on en avait peu conscience. Vous savez, avant la guerre, les religions, les cultures coexistaient très bien à Montbéliard. On ne faisait aucune différence », se souvient-il.

« Après les attentats de ‘‘Charlie’’, on a senti que les élèves avaient envie de s’exprimer »

Les élèves restent silencieux. Le témoignage de Pierre Kahn les interpelle sur la notion de résistance, de désobéissance civile. Ce sera d’ailleurs le thème du premier débat – « Faut-il encore résister en 2016 et comment ? » – qui suivra l’intervention de l’octogénaire. Guère impressionné par ces jeunes en jeans et baskets, qui rient parfois pour masquer leur gêne, Pierre Kahn continue son hommage d’une voix posée : « Si Lou Blazer n’avait pas fourni un faux certificat médical assurant que j’étais contagieux, si elle n’avait pas décousu l’étoile jaune de mon blouson, je ne serais pas là pour vous parler aujourd’hui. »

Cette femme que l’on distingue sur des clichés en noir et blanc (une chevelure foncée, un regard lumineux vers le ciel) a payé sa résistance au totalitarisme. Elle a été déportée dix mois dans un camp de concentration avant d’être délivrée par les Américains. Élevée au rang des Justes parmi les Nations, Lou Blazer reste, dans le souvenir de son petit protégé, un être exceptionnel mais normal : « C’était une femme modeste, une héroïne du quotidien. Je n’ai pas eu le temps de dire ‘‘au revoir’’ à mes parents (N.D.L.R. : qui décéderont en déportation ou pendant leur transfert à Auschwitz). À la sortie de la Kommandantur, j’ai vu cette dame en uniforme de la Croix-Rouge. Elle souriait. Elle m’a pris la main comme si on partait à un pique-nique », se remémore l’homme au bord des larmes.

De son témoignage au débat sur l’acte de résistance en 2016, il n’y a qu’un pas. Le thème n’a pas été choisi au hasard. « Après les attentats de ‘‘Charlie’’, on a senti que les élèves avaient envie de s’exprimer. Nous avions aussi constaté qu’ils avaient besoin d’apprendre ce que signifiait l’échange d’idées », renseignait Gladys Bruchon, professeur d’histoire-géo en présentant le projet, instauré par l’équipe enseignante et encadrante. Des citations de Nelson Mandela, George Orwell, Épictète…, ornent les murs. Les élèves ont participé à la mise en œuvre de leur salle des débats, tout comme à l’élaboration des règles y afférant. Elles sont inscrites en caractères gras et en couleur. Gladys Bruchon les passe en revue : « Vous êtes responsable de ce que vous dites, vous êtes tolérant, vous êtes à l’écoute, vous êtes libre de vous exprimer, vous adoptez un langage concret, vous demandez la parole. »

Pierre Kahn ouvre le débat sous forme d’une question adressée aux élèves de troisième (N.D.L.R. : qui ont la Shoah au programme). « À votre avis, qu’est-ce qui fait que les gens ont aujourd’hui la conscience de résister, de se révolter ? »

Silence de nouveau. L’héritage du passé, l’allusion à tous les habitants qui se sont sacrifiés au cours de la Seconde Guerre mondiale ou qui se sont opposés courageusement comme Lou Blazer au régime d’Hitler, ne constituent pas des « passerelles » évidentes pour les collégiens. « Ne vous censurez pas ! Vous êtes élèves en 2016. Que pouvez-vous faire pour résister ? À quoi faut-il résister ? », impulse l’enseignante.

« Vous savez, dans ma religion, on considère que sauver une vie, c’est sauver l’humanité »

Ismaël débute avec une illustre référence qui sera saluée par sa prof de lettres, Virginie Besset. « Quand on veut s’opposer à une loi par exemple… Antigone a désobéi à son oncle Créon en voulant offrir une sépulture à son frère », développe l’adolescent. Les autres collégiens suivent. « On doit s’opposer au racisme », poursuit Alexia. « Au terrorisme », enchaîne Alexis. « Victoria encore : « A la violence, à la discrimination. » Mohamed-Amine : « A la guerre. » Zoé : « A l’indifférence. » Pierre Kahn intervient : « Au sexisme. » Question d’un collégien : « C’est quoi le sexisme ? » Moue amusée des enseignants. « On doit résister à la violence verbale ! », s’exclame un garçon. » « Ah, très bien. Et c’est toi qui dis ça ? », s’amuse une prof face à l’adolescent qui semble un tantinet fougueux. L’échange se veut pragmatique. « Comment faire pour que ces mots ne soient pas vides de sens ? », demande Virginie Besset. On entendrait une mouche voler. « Certains ont besoin de résister, pas d’autres. Tu résistes quand tu subis des violences », reprend Mélia. Victoria met l’accent sur un point primordial, l’air de rien, en abordant le sujet du sacrifice. « Quand tu résistes, c’est difficile parce que tu risques ta vie. »

Et comment manifester son opposition face à un comportement haineux, xénophobe ? « On répond souvent par l’insulte », concède une jeune fille, bien consciente, cependant, que l’injure n’est pas la meilleure solution. Petit piège de la prof de français : « Est-ce qu’on a le droit de désobéir ? » Mélia s’empresse de répondre « non ». Virginie Besset prend un exemple : « En 1961, quand les Algériens ont refusé le couvre-feu et ont manifesté malgré l’interdiction de l’État, n’ont-ils pas eu raison de désobéir ? » Mélia réfléchit : « Si, en fait si… »

Si l’acte de résistance leur paraît encore abstrait, les collégiens resteront longtemps imprégnés par des images plus concrètes, l’héroïsme de Lou Blazer, l’histoire de Pierre Kahn. En témoignent leurs questions, souvent touchantes. Victoria : « Vous saviez que vous ne reverriez plus vos parents ? Ça vous fait mal d’en parler ? » Mélia, spontanée : « Elle était belle, Lou Blazer ? Vous avez une photo ? » Ismaël, plus en retenue : « Vos petits-enfants vous posent des questions ? » Bilal : « Vous avez déjà visité des anciens camps de concentration ? »

Pierre Kahn prend le temps de détailler la vie qu’il a pu construire grâce à Lou Blazer : ses études, son mariage, sa profession de pharmacien, sa famille, ses deux petits-enfants aujourd’hui adolescents. « Je déjeune avec eux tous les mercredis après leur avoir envoyé un SMS », dit l’heureux papy. Oui, l’ancien Montbéliardais s’est déjà rendu à Auschwitz. Non, il ne savait pas qu’il ne pourrait plus jamais serrer sa mère et son père dans ses bras : « J’étais fils unique. Pendant longtemps, j’ai fait semblant de ne pas savoir. Je refusais de croire à leur mort. » Il regarde son jeune public, l’air grave : « Vous savez, dans ma religion, on considère que sauver une vie, c’est sauver l’humanité. » Sans fard mais avec la dignité typique des gens qui ont connu le pire, l’octogénaire admet : « En parler, c’est dur. L’émotion remonte à chaque fois. »

Aude LAMBERT