De quel côté du miroir voulons-nous être ?

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Dossier n°

Patrick Klugman, président du comité français pour Yad Vashem, demande que le détournement de l’accusation de génocide entre dans la contestation de crime contre l’humanité.

Un article LE POINT, le 20 juillet 2025.

Il y a 80 ans, la rafle du Vél’ d’Hiv de juillet 1942. © DR

Discours prononcé aujourd’hui 20 juillet 2025 par Patrick Klugman, président du comité français pour Yad Vashem, à l’occasion de la Journée nationale à la mémoire des victimes des crimes racistes et antisémites de l’État français et d’hommage aux Justes de France.

Mesdames et messieurs,

J’ai longtemps hésité avant d’entamer ce discours par une référence appuyée à Lewis Caroll. Si j’y consens, c’est parce que les aventures d’Alice au pays des merveilles ont eu une suite intitulée De l’autre côté du miroir où Alice traverse le miroir et pénètre un monde absurde où tout s’est inversé.

Rappeler le passé pour éclairer l’avenir est le sens de toute commémoration dont celle de la rafle du Vél’ d’Hiv. Mais il devient difficile de le faire sans savoir si nous ne serions pas en train de suivre Alice dans un siècle qui semble recracher celui qui l’a précédé.

Sans même parler de ce qui se passe ailleurs, le fait que le premier juif candidat à l’élection présidentielle sous la Ve République avait comme obsession de réhabiliter Pétain n’aura-t-il pas été le premier signe du « grand renversement » auquel nous assistons ?

Heureusement, grâce à la mobilisation d’historiens, dont Laurent Joly, des organisations antiracistes et de leurs conseils, Éric Zemmour a été condamné par la Cour de Paris pour contestation de crime contre l’humanité pour avoir péremptoirement affirmé et répété que Philippe Pétain avait sauvé les juifs français.

Et si nous suivions le parcours d’Alice, à quoi ressemblerait un univers à l’envers ?

L’autre monde

De l’autre côté du miroir, l’extrême droite, légataire à titre universel du régime de Vichy, essaierait de faire croire qu’elle serait un bouclier pour les juifs de France… un député socialiste serait interdit de rassemblement antiraciste par ses camarades parce qu’il serait… « sioniste ». Jean-Luc Mélenchon qui a littéralement porté en terre son ami Charb, exécuté avec la rédaction de Charlie Hebdo, le 7 janvier 2015, l’enterrerait une seconde fois en appuyant toutes les formes de séparatisme islamiste ! Mais même en cauchemardant, nul ne pourrait imaginer que le premier parti politique de gauche actuellement représenté à l’Assemblée nationale, LFI, ferait de l’antisémitisme, caricature à l’appui, son carburant électoral !

Nous voilà obligés de constater qu’il y a de nombreux indices irréfragables laissant supposer que nous aurions basculé, dans un autre monde.

Dans celui du « Plus jamais ça », le souvenir de la Shoah aurait été un vaccin empêchant la résurgence de l’antisémitisme dans les générations actuelles. Pourtant, on a osé après 1945 perpétrer un pogrom ; et pire, on a osé le filmer, et pire encore, ce massacre et sa diffusion ont servi d’arguments à ceux qui n’attendaient que cela pour tenter de le répliquer.

 

Depuis qu’on a assassiné 1 250 juifs en Israël le 7 octobre 2023, on n’a jamais autant attaqué les communautés juives à travers le monde. Un drame n’est jamais une statistique, pourtant un constat s’impose : 80 ans après la Seconde Guerre mondiale, la communauté juive qui représente moins de 0,5 % de la population française subit plus de 50 % des attaques racistes recensées dans notre pays.

La raison d’être profonde de notre comité français pour Yad Vashem est d’honorer les Justes parmi les nations qui au péril de leur vie ont assuré le sauvetage des vies juives pendant la Seconde Guerre mondiale. Sans l’action de cette poignée de Français anonymes et des juifs eux-mêmes, il est certain que la machine d’extermination et de collaboration qui s’est illustrée les 16 et 17 juillet 1942, aurait causé encore bien plus de tragédies et de morts. L’histoire d’Arlette Testyler en atteste. Nous nous battons au quotidien pour que les Justes soient connus et reconnus, et pour que ce terme ne soit jamais galvaudé. Il n’y aura pas d’autres Justes que ceux qui se sont dressés face à la barbarie nazie. En revanche, s’il nous revient de préserver qui est Juste, il nous revient également de désigner ce qui est particulièrement injuste.

 

Représentant ici l’institut Yad Vashem, m’est-il permis de me tenir devant vous sans dénoncer une profanation de la mémoire qui gagne les estrades, les amphithéâtres, les cortèges et qui fait que l’on isole des enfants à l’école, que l’on dégrade des stèles mémorielles, que l’on attaque des étudiants ou que l’on s’en prend à des commerçants réputés juifs ?

Car de toutes les haines reçues, de tous les retournements vus, le plus absurde et le plus hideux reste le retournement de l’accusation de génocide contre ceux qui ont subi le plus important génocide.

À cause du génocide

Israël est né par le sionisme, mais sa proclamation s’est faite en vertu du droit international concomitamment à l’introduction de l’incrimination du crime de génocide. Ces deux événements distants de quelques mois à peine sont intimement liés.

À partir du procès de Nuremberg, un juriste américain d’origine polonaise qui avait vu toute sa famille périr, Raphael Lemkin, s’est battu pour que la convention de répression et de prévention du crime de génocide soit finalement adoptée ici, à Paris, le 9 décembre 1948 sous l’égide de la toute nouvelle ONU. Tout cela, à peine plus d’un an après l’adoption du plan de partage de la Palestine, prélude de la création de l’État d’Israël.

Dans le monde des pancartes et des posts sur TikTok, le sionisme est l’accomplissement d’un génocide qui se perpétue par Israël et qui continue à Gaza. Rétablissons les faits : Israël existe aussi à cause du génocide, mais le génocide n’existe pas à cause d’Israël. Ce pays, quoi que l’on pense de sa politique ou de son gouvernement, même et surtout si on les combat, n’est pas constitutif d’un crime mais de la réparation d’un crime.

Il y a encore des survivantes, des survivants de la Shoah parmi nous. Nul parmi eux ne peut imaginer ou tolérer que le génocide devienne le mot-valise de tous ceux qui veulent tuer tout ce qui dans le judaïsme a survécu à l’extermination sous le commodat de s’en prendre au sionisme.

 

Les plus éminents spécialistes l’affirment : une guerre entamée par le Hamas à l’encontre de la population israélienne atteinte avec une rare cruauté, suivie d’une prise d’otage de civils israéliens qui se poursuit encore, ne peut se confondre avec un génocide. Relisez même Philippe Sands, avocat de la Palestine devant la Cour internationale de justice : « Si la Cour, dans dix ans, était amenée à statuer sur la qualification de ce qui s’est passé à Gaza, il est possible que ceux qui argumentent aujourd’hui en faveur de la qualification de génocide soient déçus. »

Ce n’est faire justice à personne et certainement pas à la justice que de qualifier obsessionnellement la tragédie gazaouie de génocide.

On peut et on doit s’alarmer de ce qui se passe à Gaza, car il s’agit d’un drame qui heurte nos consciences, mais on ne peut le faire sans s’alarmer en même temps de ce que certains essaient d’en faire.

Ceux qui crient au génocide n’ont jamais eu un mot pour les massacres de Ouïghours ou de Yézidis. Être obsédé par un génocide qui n’en est pas un, c’est invisibiliser ceux qui pourraient se perpétuer sous nos yeux.

 

Si nous laissons s’installer l’idée que lorsqu’Israël se défend, il est génocidaire, et que ceux qui défendent le droit de cet État d’exister et de se défendre sont complices de ce génocide, alors nous aurons perdu la guerre et la raison et surtout la guerre de la raison. En ce moment de recueillement, nous nous tenons aux côtés des victimes d’hier et contre les falsificateurs d’aujourd’hui. Nous honorons la mémoire, mais aussi la vérité.

Vouloir rétablir les faits à l’endroit et le faire depuis l’endroit du Vél’ d’Hiv nous conduit à rappeler que ce que nous vivons n’a rien de commun avec ce qui a été commis ici et reconnu à cette même place il y a 30 ans.

La France protège la communauté juive et sa mémoire au prix d’une politique jamais démentie et qui n’a jamais été aussi déterminée. L’État d’Israël existe pour donner, comme l’avait écrit Léon Blum, « à ceux des juifs qui n’ont pas eu la chance de le trouver dans leur pays natal, un refuge ». Le monde réel a heureusement encore de belles leçons à donner à son pendant virtuel.

 

Mais quand tout est bouleversé par l’intelligence artificielle, quand tout est inversé sur les réseaux sociaux, quand tout est renversé parfois par des moyens étatiques, notre monde démocratique menace de s’effondrer.

Détournement de l’accusation de génocide

C’est pourquoi, Madame la Ministre [Patricia Mirallès, ministre déléguée auprès du ministre des Armées, chargée de la Mémoire et des Anciens combattants, NDLR], je vous demande à la suite des assises contre l’antisémitisme menées sous l’égide d’Aurore Bergé, d’envisager dans quelles conditions le détournement de l’accusation de génocide pourrait entrer dans la contestation de crime contre l’humanité.

Il est encore temps de nous demander de quel côté du miroir nous voulons nous être.

À la fin du livre, Alice se réveille dans un salon où tout a repris sa place et comprend que tout cela n’était qu’un cauchemar. J’ai la conviction que se poser la question est déjà commencé à se réveiller et, que se réveiller, c’est s’armer de l’esprit de résistance et de résilience dont la République est le nom.

Comme Alice, nous pouvons encore nous réveiller du bon côté du miroir, celui où l’Histoire nous oblige et où l’avenir commun est possible.

Je vous remercie.