Pourquoi un sac de jute, au mur, dans mon bureau ?
Depuis des années, il n’y a rien sur les murs de mon bureau, à part ce sac de jute. Pourquoi ? Vous le saurez en lisant le témoignage que mon père vient d’envoyer à Yad Vashem, pour que Mr Mandon, Minotier à Lamastre, puisse recevoir sa décoration.
Un sac de jute
“Je suis l’enfant unique de Pierre Klein et de sa femme Simone.
Mon père est né en Alsace en 1900 à Fegersheim et ma mère en 1912 à Bar le Duc.
A l’époque de la guerre nous habitions à Marseille (367 Avenue du Prado) et mon père était directeur de la société Weill et Cie (filature et tissage de jute). En 1942 un administrateur provisoire a remplacé mon père et c’est à cette époque que nous avons quitté Marseille pour Lamastre (Ardèche). Mon père connaissait déjà Emile Mandon qui était un de ses clients. C’est lui qui a proposé de nous héberger à Lamastre.
Mon père pourtant très méfiant savait qu’il pouvait avoir confiance en lui.
J’ai donc été réfugié à Lamastre de 1942 à 1945. J’étais à l’époque très jeune puisque je suis né en 1935 mais je me souviens parfaitement des faits suivants :
En 1942, mon père et ma mère (Pierre Klein et Simone Klein née Alphen) , mon oncle, ma tante et leur fils(Ernest Klein, Alice Klein née Levy et Etienne Klein , ma grand mère et mon grand père maternels (Armand Bernheim et Germaine Bernheim née Lehmann) ; ma grand-mère paternelle (Rose Klein née Levy) ainsi que des amis de mes parents (Pierre et Francette Montus), Françoise Maous et son mari avons été accueillis par Monsieur et Madame Mandon.
Pendant ces trois années ils nous ont nourris, secourus, réconfortés, entourés avec la plus grande bienveillance.
En 1943, une rafle a eu lieu à Lamastre. Au cours de cette rafle une dizaine de juifs ont été arrêtés dont Francoise Maous et son mari.
Le jour de cette rafle alors que sans le savoir ma mère et moi allions nous jeter dans la gueule du loup sur le lieu de l’arrestation ; Monsieur Mandon a couru à perdre haleine derrière nous pour nous rattraper et nous prévenir : « Madame Petit, Madame Petit (nom d’emprunt de ma mère pendant la guerre), vous avez oublié vos courses chez moi ».
Nous étions à 100 mètres des allemands et avons immédiatement rebroussé chemin. Nous étions sauvés.
Une autre fois, alors que des allemands et des miliciens s’étaient rendus à Lamastre, Monsieur Mandon est venu d’urgence prévenir le Directeur de l’école primaire qu’il fallait mettre immédiatement à l’abri les deux élèves Etienne et Francis Klein. Le Directeur nous a emmenés dans les bois et j’ai été ainsi sauvé une deuxième fois.
Suite à tous ces évènements, mon père décida d’exiler sa famille à Gap occupé alors par l’armée italienne qui lui semblait moins dangereuse que l’armée allemande.
C’est encore Monsieur Mandon qui nous transporta avec sa voiture personnelle dans les Hautes Alpes et ce au péril de sa vie et de celle de sa famille. Il nous a fait franchir la ligne de démarcation pour passer en zone libre. Puis après la capitulation italienne, Gap fut occupé par les allemands. C’est encore Monsieur Mandon qui une fois de plus risqua sa vie pour nous rechercher quelque temps plus tard et nous ramener à Lamastre.
Nous étions présentés aux gens du village comme étant des réfugiés venant de Marseille.
Les relations entre la famille Mandon et mes parents étaient quotidiennes : mon père travaillait comme comptable à la minoterie avec Monsieur Mandon. Leur entente a été parfaite pendant ces trois années. Ma mère passait beaucoup d’après midi avec Madame Mandon.
Moi-même j’étais ami avec Pierre Mandon (le fils), et ses sœurs Janine et Marinette.
Il n’a jamais existé aucun arrangement financier entre la famille Mandon et mes parents.
La motivation de Monsieur Mandon était essentiellement d’ordre humanitaire : il désirait porter secours à des familles persécutées.
N’oublions pas que cette ville de Lamastre est toute proche du Chambon sur Lignon qui a été reconnu commeVilalge des Justes. Beaucoup d’habitants de Lamastre, comme ceux du Chambon sur Lignon ont eu pendant la guerre ce comportement admirable, agissant simplement parce qu’il fallait le faire, sans compensation, sans forfanterie, sans gratification. C’était naturel, un point c’est tout. Et les Mandon sont des personnes de cette trempe qui n’ont jamais cherché à se glorifier de leurs actions.
Voila les raisons pour lesquelles je souhaiterais vivement que Monsieur Mandon aujourd’hui décédé (mais dont les trois enfants sont encore en vie), puisse recevoir à titre posthume la médaille des Justes. Il me semble en effet important que ses enfants et petits enfants gardent dans leur mémoire l’histoire exemplaire de leur père et grand père pendant la dernière guerre et qu’ils en conservent un témoignage officiel.
A la fin de la guerre, 1945 ou 1946, nous avons quitté Lamastre pour retourner à Marseille, mais les liens entre la famille Mandon ne se sont pas perdus. Mes parents écrivaient à Monsieur et Madame Mandon environ deux fois par an et moi même après mon mariage en 1960, je suis allé leur présenter ma femme.
J’ai revu Pierre Mandon ainsi que ses deux sœurs trois fois au cours de ces deux dernières années.
Pourquoi avoir mis aussi longtemps à demander cette distinction ?
J’ai ignoré l’existence de cette décoration pendant de nombreuses années. En regardant à la télévision la cérémonie organisée par Monsieur le Président de la République, Jacques Chirac au Panthéon, je me suis dit que j’étais le dernier à avoir vécu ces événements douloureux et qu’une fois disparu, tous ces faits passeraient dans l’oubli, et qu’il n’était pas trop tard pour réparer cette injustice.”
Francis Klein
Article lié au Dossier 11704