Qui a sauvé Henri Szermanski
Henri Szermanski est un patient devenu au fil des ans un ami. Derrière sa fine moustache rappelant qu’il vient d’un siècle où Errol Flynn et Clark Gable enflammèrent plus de passions que George Clooney et Brad Pitt, Henri avait l’habitude de lancer, avec malice et une infinie gentillesse malgré tout, des phrases gâchettes, piquantes de vérité; ainsi cet électricien venu me secourir lors d’un repas où l’ensemble des lignes que j’avais installées avaient sauté, déclara devant mes invités: « Vous faites de l’électricité comme je ferais de la médecine! ».
Mais derrière son esprit caustique une question fondamentale était apparu taraudant le cerveau du vieil homme, occultant toute autre pensée: il avait réussi sa vie affective, familiale, professionnelle, mais était-il heureux?
Une vieille cicatrice se réveilla, plus douloureuse qu’il ne le pensait et qui concernait son être entier: son enfance. Il l’avait éliminé pour ne pas souffrir, maintenant il se la rappelait. Elle ne le lâcha plus.
Pendant des années son père blessé de guerre fut hospitalisé, c’est à sa mère qu’avait échu le rôle de prévenir ses enfants que vivre représentait un risque. Elle avait appris à Henri qu’il était né coupable aux yeux des autres, de ceux qui définissaient le Droit à l’époque. Pour échapper à la sanction, il devait ne pas être remarquable, se rendre invisible… s’il voulait survivre. On l’avait initié à devenir un « non homme » selon la formule de Finkielkraut pour échapper à la culpabilité de ne pas être comme les autres, non pas qu’il lui ait manqué un membre ou qu’il en possédât un de trop, non sa difformité était sa religion, une religion qu’il ne pratiquait même pas mais que respectèrent des membres de sa famille. Jour après jour pendant des mois, des années, il vécut sans exister.
La peur avait culminé avec la rafle, pas « la Grande » du 16 juillet 1942 où 13.500 hommes femmes enfants vieillards furent entassés au Vel d’hiv grâce à 9000 policiers et gendarmes français, mais l’autre la première le 15 mai 1940 lorsque 5.000 prisonnières, des femmes juives ou opposantes qui avaient échappé aux allemands et avaient rejoint la « France terre d’asile » allaient être rendues à leur bourreaux, enfin pour celles qui ne moururent pas dès le premier hiver, en attente dans le camps de Gurs. Certes cet épisode avait été comme oublié, pire, effacé en l’an 2000, on aurait fini par le contester comme le reste si Hannah Arendt n’avait pas été déportée à ce moment là et si elle n’avait pas témoigné.
Tout à coup lui l’électricien qui apportait la lumière peut-être pour conjurer cette nuit qu’on lui avait fait supporter pendant des années, comprit qu’il devait éclairer cette ombre de sa vie, parce qu’à coté des délateurs des humiliateurs des rançonneurs, certains étaient restés des hommes, les valeurs ancestrales humanistes qu’on leur avait enseignées étaient gravées dans leur esprit comme des priorités ne supportant aucun compromis même s’ils se trouvaient en infraction avec les textes votés par les forces au pouvoir.
En ayant le courage de revenir sur ce passé Henri Szermanski allait permettre d’honorer Gisèle et Robert Ripé qui bravèrent l’Ordre pétainiste près de Vendôme en accueillant trois enfants juifs, puisqu’après deux arrestations pour fait d’être juive leur mère avait compris qu’elle devait protéger ses enfants en les éloignant. De la troisième arrestation elle ne revint pas.
Après de longues et complexes recherches Henri découvrit les enfants de ceux qui leur évitèrent le même sort et aujourd’hui en les faisant reconnaitre comme « Justes parmi les nations », en ajoutant leurs noms à la liste des 23.800 personnes déjà inscrites il rappelait que l’Ordre pétainiste avait été bravé au péril de leur vie par ces deux simples bonnetiers, il rappelait que l’humanisme de certains dépassait la Loi qui définissait comme crime l’appartenance à une autre religion.
Sur la médaille remise à la fille de ces héros est inscrite une phrase du Talmud: « Quiconque sauve une âme sauve l’univers tout entier ». En pensant à Henri qui va enfin pouvoir reprendre sa vie « d’avant », on pourrait ajouter: « Quiconque sauve un Juste de l’oubli sauve l’univers tout entier »
Par Jean EROUKHMANOFF
source: http://jean-eroukhmanoff.over-blog.com/article-qui-a-sauve-henri-szermanski-100952656.html du 6/03/2012
Article lié au Dossier 11956