Les marches de la mort

Dossier n°

Les marches de la mort

Avril 2009, 590 p.

 

Présentation par les Ed. Fayard :

– « Dans les derniers mois de la Seconde Guerre mondiale, alors qu’étaient évacués les camps de concentration, entre 250 000 et 300 000 détenus ont perdu la vie sur les 700 000 qui y étaient encore internés en janvier 1945. Ils ont été massivement massacrés par leurs gardiens à la veille du départ, par les escorteurs des colonnes d’évacués ainsi que par des meurtriers de provenance diverse dont un bon nombre de civils, et ce, souvent sur le territoire de l’Allemagne. 
Même dans l’histoire du IIIe Reich qui, malgré la brièveté de son existence, a atteint des niveaux de criminalité inédits, on trouve peu d’exemples d’un meurtre de masse aussi féroce, aussi cruel et aussi efficacement mené que celui qui fut perpétré à la veille de son effondrement final.

En quoi cette ultime période du conflit durant laquelle se joua le dernier acte du génocide nazi est-elle singulière ? S’agit-il d’une phase différente de celle qui avait précédé la fin d’octobre 1944, date à laquelle Himmler donna l’ordre de cesser les massacres à Auschwitz ? Relève-t-elle de la politique génocidaire amorcée à l’été 1941 ? Tout s’explique-t-il par le chaos lié à l’effondrement du régime ? La période des marches de la mort se distingue-t-elle des autres étapes du génocide nazi par des traits spécifiques ?
Ces questions n’avaient quasiment pas été débattues jusqu’à présent malgré l’abondance des travaux scientifiques sur les camps de concentration et le génocide nazi. Cette étude, qui s’appuie sur un abondant matériau d’archives en toutes langues dispersées un peu partout dans le monde, est la première à décrire et à analyser la fin du IIIe Reich sous son aspect le moins connu : sa tentative ultime pour achever sa «mission historique» en liquidant les ennemis de la «race aryenne» et ses adversaires politiques avant son propre anéantissement. »

 

Extrait : « … les internés d’Auschwitz ».

– « Au milieu de la confusion dantesque qui, dans cette deuxième moitié de janvier 1945, s’était emparée de la Silésie lors de la débâcle, en pleine fuite devant l’Armée rouge et tandis que toutes les routes étaient déjà saturées, les internés d’Auschwitz passèrent du statut de ressource économique à préserver à celui de danger et d’obstacle pour la sécurité. Dans la longue liste des formations candidates au repli vers l’ouest, les internés représentaient la dernière des priorités. L’armée, la police, les civils, l’équipement vital, les prisonniers de guerre, tous venaient avant. Il n’y avait guère de place pour ces misérables en loques et en haillons sur les routes d’un Reich en train de revenir, comme une peau de chagrin, à ses anciennes frontières, et rien n’empêchait qu’on les massacre sans pitié.
[…] Après le départ du camp, les détenus se retrouvaient entièrement à la merci de gardiens eux-mêmes privés d’instructions claires sur la conduite à tenir, même si en règle générale ils avaient compris que tuer ceux qui ralentissaient la progression ou tentaient de s’évader ne posait pas vraiment de problème. C’est dans cette confusion que les évacuations se métamorphosèrent en redoutables marches de la mort. Devenues parfois des errances sans but, d’absurdes elles devinrent tragiques. »

 

Buchenwald, étape de marches de la mort, notamment pour des déportés d’Auschwitz. Dessin d’Auguste Favier (DR).

 

Extrait : « …nihlisme. »

– « Ce sont les gardes qui cheminaient aux côtés des prisonniers qui prenaient la décision d’appuyer sur la gâchette pendant les marches de la mort […] Que tant d’individus disposent du droit de vie ou de mort ne s’était encore jamais produit dans les années du génocide nazi. Il s’agissait là d’une situation radicalement différente de celle qui avait cours jusqu’à l’été 1944, lorsque la gestion bureaucratique et les mécanismes de contrôle avaient prévalu, si relâchés et disparates qu’ils fussent. 
[…] En dépit de la persistance du consensus idéologique exterminateur, la nature de l’objet du processus meurtrier s’était modifiée. L’ennemi n’était plus seulement le juif ou les autres adversaires de race (les Tsiganes, les Polonais) ou les profanateurs de la race et les opposants politiques (les prisonniers de guerre soviétiques, les malades mentaux ou autres individus frappés par le sort). Ce processus meurtrier s’engageait sur la voie du nihilisme en s’affranchissant des contours clairs du passé. Il continuait à s’appuyer sur un consensus, mais ses victimes n’étaient plus définies que par une notion vague et imaginaire, celle d’un groupe menaçant, inférieur et indigne de vivre. 
[…] Il s’agissait de milliers, voire de dizaines de milliers de bourreaux qui, pour la plupart, ne commirent pas plus d’un meurtre ou n’appuyèrent sur la gâchette qu’un nombre limité de fois. Ils se distinguaient des « experts » qui avaient servi l’industrie de la mort et ils se différenciaient des groupes de tueurs traditionnels du génocide nazi – les officiers et dirigeants des camps d’extermination, les membres des Einsatzgruppen ou autres unités mobiles de tuerie qui avaient opéré à l’Est, ou encore les meurtriers de l’appareil bureaucratique qui avaient actionné de leur bureau les rouages de la machine exterminatrice. […] 
Ces crimes n’étaient plus commis sur le territoire d’un « Orient barbare », mais sur le sol allemand et autrichien, entre les quartiers d’habitation et les champs de la population civile, en sa présence, et bien souvent, avec son aide. »

Femmes en marche pour tenter d’échapper à la mort (DR).

 

Thomas Wieder :

– « En janvier 1945, plus de 700 000 prisonniers peuplaient encore les camps nazis. Quatre mois plus tard, au moment de la capitulation allemande, seuls 450 000 avaient survécu aux « marches de la mort » qui suivirent l’évacuation des camps devant l’arrivée des armées libératrices. C’est cet épisode terrible que raconte Daniel Blatman (1). Professeur à l’université hébraïque de Jérusalem, ce spécialiste de l’histoire des juifs de Pologne n’est pas le seul à s’être intéressé au sujet. Mais il est le premier à lui avoir consacré une étude de cette ampleur.
Son travail est d’abord une gigantesque synthèse. Avec une précision extrême, Blatman retrace, parfois au kilomètre près, le parcours de dizaines de ces « marches » qui se succédèrent à partir du 1er avril 1944, date de l’évacuation de Majdanek, premier grand camp libéré par l’Armée rouge. Il montre, au passage, que les exécutions furent décidées le plus souvent par les gardes eux-mêmes, qui jouissaient d’une liberté totale de la part de leur hiérarchie. 
« Ce sont ces ordres d’extermination locaux, précise-t-il, qui transformèrent l’évacuation des camps en itinéraires meurtriers. » L’avalanche de détails rend la lecture souvent fastidieuse. Mais elle permet de prendre la mesure d’un phénomène qui dura un an. Une année pendant laquelle des dizaines de milliers d’individus à bout de forces convergèrent vers le centre du IIIe Reich, au fil de son rétrécissement progressif.
Cette étude – et c’est son second intérêt – permet aussi de mieux cerner l’identité des tueurs. Ceux-ci furent beaucoup plus divers qu’on ne le croit souvent, et les SS furent loin d’être les seuls à procéder aux exécutions. Soldats en déroute, policiers, militants locaux du parti nazi, même des maires et de simples villageois sans passé criminel se transformèrent en meurtriers d’un jour. L’explication, Daniel Blatman la situe dans la « décomposition » extrême de la société allemande, et notamment dans l’état d’esprit d’une « population inquiète pour son avenir, (…) qui tendait une oreille attentive à tous les récits d’atrocités perpétrés par un ennemi qui se rapprochait chaque jour davantage ». Ennemi auquel les déportés étaient assimilés, par leur nationalité ou leurs convictions.
(Le Monde, 10 avril 2009).

Tenues rayées, silhouettes encadrées d’uniformes nazis (DR).

 

Jean-Claude Giabicani :

– « Professeur d’Histoire à l’Université Hébraïque de Jérusalem, Daniel Blatman (1) écrit une histoire qui, en dépit des très nombreux témoignages, n’avait jamais encore été écrite. L’évacuation par les nazis des camps de concentration dans les derniers mois de la seconde guerre mondiale a donné lieu au massacre de 250.000 à 300.000 détenus sur les 700.000 qui y étaient encore internés en janvier 1945.
L’immense travail du Pr. Blatman a consisté à analyser, depuis les origines mêmes du nazisme, la singularité de ces massacres massifs. Les marches de la mort s’inscrivent, nous le savions déjà, dans l’entreprise génocidaire et exterminatrice nazie. Mais elles offrent aussi un aspect singulier : un des points les plus remarquables est que la population civile allemande s’organise en communauté criminelle, jusqu’au dernier jour de la Guerre.
En ce temps-là, il n’y a plus guère de distinctions faites par les bourreaux entre déportés raciaux et politiques : tous sont réduits à l’anonymat « d’ennemis du peuple allemand ». Les analyses du Pr. Blatman permettront notamment de comprendre ce contre quoi luttaient les Résistants internés qui, nombreux dans les évacuations, furent assassinés dans les derniers mois et les dernières semaines de la guerre : la folie criminelle de l’entreprise nazie, dont Daniel Blatman analyse de manière synthétique et pluridimensionnelle la logique interne.
J’ajouterai que, pour moi comme pour nombre d’autres lecteurs, la rigueur historique de ce livre s’est accompagnée, à la lecture, d’une intense émotion au souvenir de la cruauté inouïe dont ont été victimes ceux qui subirent ces marches de la mort, dont l’histoire, grâce à l’auteur, a enfin été écrite. »
(Mémoire et espoirs de la Résistance).

 

Note :

(1) Daniel Blatman a notamment publié :
– Votre liberté et la nôtre. Le mouvement ouvrier juif Bund en Pologne, 1939-1949 , Ed. Cerf, 2002.
– En direct du Ghetto. La presse clandestine juive dans le Ghetto de Varsovie , Ed. Cerf, 2005.